36. Le confluent des possibles

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Je reprends conscience peu à peu. Je suis allongée dans une étendue de sable blanc. Une fine pluie de poussière s'élève du sol. Elle scintille par moments. Je tends la main pour en attraper, les particules de poussière se mettent à crépiter. Du zhan, à perte de vue... Nous sommes revenues sur l'îlot. Je cherche le volcan des yeux, mais je m'arrête bien vite. Il fait si sombre autour... Je me lève avec difficulté. Je me sens à bout, traversée par un millier d'émotions contraires qui mettent mon esprit tout comme mon corps à rude épreuve. Et cette obscurité opaque... Il fait nuit, ici. Pour l'éternité. Alors je comprends qu'il n'y a pas de volcan, pas plus qu'il n'existe d'îlot.

— C'est beau, tu ne trouves pas ?

Je me fige.

Le jeune homme aux cheveux blonds. Il porte toujours son costume noir, avec sa cravate de même couleur et sa chemise d'un blanc immaculé. Ezra, celui par qui tout est arrivé... Il me sourit.

— Pourquoi tu me tortures de cette manière ? Je ne voulais pas voir ça.
— Mais tu en avais besoin, Eden.

Il s'avance. Les particules de zhan s'écartent sur son passage. Je veux reculer, mais mes jambes refusent de m'obéir. Je dois gagner du temps.

— Laisse-moi partir. 

Il s'arrête. Il repousse les mèches blondes qui lui tombent devant le visage. J'aperçois ses prunelles rouges, mon cœur se met à cogner très fort dans ma poitrine.

— Tu ne peux pas. Il n'y a pas de début ici. Ni de fin.

Je suis au bord de la crise de nerfs. Je regarde autour de moi, désespérée de pouvoir trouver une issue. Il n'en existe aucune. Quel est cet endroit dont je rêve depuis si longtemps ?

— Nous sommes au confluent des possibles, répond Ezra. As-tu fait ton choix ?

Deux arbrisseaux surgissent du sable blanc, crevant le sol comme deux abcès purulents. L'un à ma gauche, l'autre à ma droite. Le premier est pourvu d'une fleur qui ne cesse de se faner, le second de fruits qui dépérissent en permanence. Ezra en effleure deux, les branches frémissent à son contact.

— Ce sont des graines de vie. Chacune porte en elle la possibilité d'un destin. Certaines mûriront, d'autres non. D'autres deviendront des fruits, ou peut-être même des fleurs. Mais l'arbrisseau que tu ne choisiras pas.. Celui-là mourra. Alors je te donne le choix, kivari. Lequel sauveras-tu ?
— Mais merde, qui aurait envie de faire un choix pareil ? De quel droit je condamnerais une vie au profit d'une autre ?
— De quel droit ?

Il se met à rire avec frénésie. Je me mords la lèvre. Son visage angélique est d'une perfection inhumaine, au point d'en devenir effrayant. L'atmosphère pesante, le malaise grandissant qui suppure dans cet endroit, l'angoisse qui enfle sous le sable... tout provient de lui.

— Ce n'est pas une question de droit mais de pouvoir. N'as-tu pas entendu ce que je t'ai révélé ? Nous nous trouvons au confluent des possibles. Ne sens-tu donc pas à quel point nous sommes uniques ? Le monde auquel tu crois n'existe pas, Eden. La réalité est abjecte, cruelle ! C'est pour t'aider à le comprendre que je suis ici. Dépêche-toi, cependant. Comme je te l'ai dit, le temps ne s'arrêtera bientôt plus. Tu ne peux plus repousser ton choix. Quel est-il ?

Dans ma tête, tous les souvenirs défilent en une succession d'images beaucoup trop vivaces. De ma rencontre avec Meori dans cette forêt habitée par la magie, l'amulette qu'elle m'a laissée, son meurtre brutal, Kila et notre lien spécial, Eo'da Seti, mon contrat passé avec le svarai du chat, mes pouvoirs de kivari, l'arrestation d'Ethan White, ma découverte de Zhan-Tsi'la, la promesse faite à Okori, Ako, la pierre marine du nawari, la vie et la mort de Ma'nai, notre combat contre le monstre du lac, notre descente dans les profondeurs du volcan gelé, les kamis cristallisés, les souvenirs douloureux de notre enfance, mes songes incessants... Je comprends, à présent. Tous ces évènements n'avaient qu'un seul et unique objectif : me mener à cette nuit éternelle.

Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant