12. Prise au piège

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La sensation était atroce. Pas seulement la douleur lancinante qui m'élançait à l'arrière du crâne, ni le flou visuel qui m'empêchait de discerner clairement l'endroit où je me trouvais. Ce qui me terrifiait, c'était la sensation déchirante d'avoir subi une amputation. Je ne parvenais plus à sentir les environs autour de moi. Inquiète, je reniflai l'air ambiant sans déceler la moindre fragrance. Un temps, je crus sentir la morsure du goudron froid sous la plante de mes pieds nus. Le sentiment de désorientation demeurait, l'obscurité de la nuit aussi, et soudain, deux points lumineux accompagnés d'un vacarme assourdissant qui avançaient vers moi. Un monstre de ferraille dont les deux pupilles balayaient la route fissurée par endroits, brillant si fort qu'elles m'aveuglaient à chaque fois que je m'entêtais à ne pas baisser les yeux devant elles. Et puis un être, humain comme moi, qui s'exprimait avec des mots étranges. Je lui demandais de fermer les yeux aveuglants du monstre de ferraille, mais l'humain ne comprenait pas. Je fis un effort pour garder les yeux ouverts malgré la forte lumière. L'humain s'approchait toujours plus...

— Réveille-toi !

Je relevai brusquement la tête. Personne. Une hallucination ? Le souffle court, la gorge sèche, je tentai d'identifier les environs. Une caverne humide, dépourvue de lumière hormis celle d'une torche qui brûlait au-dessus de ma tête. Je sifflai lorsqu'une douleur diffuse se propagea au niveau de mes bras et de mes poignets. J'étais assise, les mains attachées à un large poteau de bois. Prisonnière ? Mon premier réflexe fut d'appeler le loup à mon secours. Il n'était d'ailleurs pas normal qu'il ne fût pas là ? Nous ne quittions jamais. Mon appel mental mourut avant même de naître. Rien. Il n'y avait rien. Je ne ressentais plus rien. Une partie de moi-même m'avait été arrachée : le loup n'était plus là. Je laissai échapper un profond soupir de douleur qui renforça la sensation d'assèchement dans ma gorge. Amputée. Sans lui, j'étais arrachée à moi-même.

— Aki'nai.

Je levai un regard dénué d'existence vers la silhouette qui émergeait d'un recoin sombre de la caverne.

— Père... des forêts...

Le shadan apparut. Il portait sa couronne de fougères et tenait son bâton orné d'un crâne. Sa tunique sombre faisait davantage ressortir la pâleur de sa peau. Interloquée, je vis le shadan s'approcher lentement de moi. À la vue de son expression, je compris immédiatement qu'il n'avait aucunement l'intention de me libérer. Si je laissais le fil de ma pensée se délier... Il était peut-être même responsable de ma détention ? Je serrai les dents et résolus une fois de plus d'atteindre mon loup par tous les moyens. J'avais besoin de ses sens pour recourir à son pouvoir, je pourrai ainsi m'échapper de cette caverne et...

— N'essaie pas, déclara Eo'da Seti d'un air las. Sans ça, tu n'y arriveras pas.

Le shadan tenait entre ses doigts l'anneau de bois que je portais habituellement. Mon kami ! Il m'avait privée de mon kami ! Voilà pourquoi je ne parvenais plus à sentir la présence du loup... Aux abois, je tirai sur les cordes qui m'entravaient les mains sans réussir à me libérer.

— Eo'da Seti ! criai-je alors d'une voix cassée.

Le shadan m'observa avec douleur. Il demeura silencieux le temps que dura ma débâcle. Lorsque je cessai de m'agiter, la peau irritée par les frottements du chanvre contre mes poignets, il s'installa à même le sol rocailleux, juste en face de moi. Avec une lenteur infinie, il déposa la couronne de fougères, signe emblématique des shadans, à côté de lui. Sans lâcher son bâton shadanique, il consentit enfin à m'adresser la parole au bout d'un temps qui me parut infini :

— Tu as soif ?

Je ne daignai pas répondre. Si ma gorge me démangeait, la soif de comprendre me préoccupait bien davantage.

— Père des forêts... Pourquoi m'as-tu enfermée ici ?

Fût-ce un effet de mon inconscient ou non, j'intensifiai fortement mon intonation en prononçant le mot père.

— Pourquoi n'as-tu pas répondu lorsque je vous ai appelées, toi et l'esh-kirith ?

L'esh-kirith... Eden ! Où était-elle ? J'étais si perturbée par l'absence de mon loup que j'en avais oublié celle de ma femelle. Je balayai la grotte du regard dans l'espoir fou de l'y trouver. Mes yeux ne rencontrèrent que le vide. Le vide dans la grotte, dans les yeux noirs d'encre du shadan et le vide à l'intérieur de moi. Un éclair de douleur me fit siffler entre mes dents. J'inclinai légèrement la tête. Elle se faisait lourde, la douleur à l'arrière de mon crâne semblait augmenter au lieu de s'atténuer.

— Elle était fatiguée, répondis-je avec difficulté au bout d'un moment. Elle n'aurait pas supporté la marche. Il fallait qu'elle se repose.

Le shadan eut un reniflement désapprobateur que je n'eus pas la force de combattre. Je savais l'opinion qu'il avait d'Eden. Il la jugeait néfaste pour mon apprentissage personnel de la voie du kivari. Parce qu'elle n'était pas de notre peuple, pas de notre monde. Parce qu'elle était esh-kirith.

— Tu ne tiens pas compte de mes avertissements, aki'nai. Si tu étais venue au moment où je l'avais demandé, à l'endroit habituel... Je t'avais prévenue et maintenant, nous y voilà ! Tu sais
bien que tu n'avais pas le droit de rentrer. Tu le sais. Je te l'ai assez répété, je te le répète depuis le jour où je t'ai retrouvée près de la cascade du Serpent Noué. Mais non, non... et maintenant, il faudra faire face aux conséquences de tes actes ! Nous devrons tous y faire face, simplement parce que tu n'as pas voulu m'écouter. Penses-tu que...

Je le laissai continuer. En vérité, mon esprit embrumé s'était précisément arrêté à prévenue. J'eus l'impression de sourire, mais impossible d'en avoir la certitude, affaiblie comme je l'étais. Je me concentrai sur la pensée de mon loup. Peut-être qu'en insistant, je parviendrais à l'appeler quand même ? Je m'étais liée à lui grâce à l'enseignement de Eo'da Seti. J'avais subi les longues tirades du shadan au clair de lune, tirades qui duraient parfois si longtemps que l'aube nous avait surpris bien des fois. Mais j'avais tenu bon. J'avais absorbé tout ce que Eo'da Seti avait essayé de m'inculquer car le shadan symbolisait un lien exclusif avec la culture kanash. Il était mon seul référent, la seule preuve que la part kanash héritée de ma mère existait encore en moi. Il était le moyen ultime par lequel j'empêchais cet aspect de moi de sombrer dans l'oubli. J'étais kanash. Il était la solide racine qui me liait au sol de mes origines.

— Tu vas être jugée. Je ne peux plus rien faire pour toi.

Les mots me heurtèrent de plein fouet. Jugée ? Plus rien pour moi ? Un abandon pur et simple. La douleur du déchirement sonore qui retentit en moi vint s'ajouter à celle que je ressentais déjà dans mon corps. C'était un déracinement, profond et net. Le sol m'avait rejetée. Il ne m'avait jamais acceptée, car je me berçais d'illusions depuis le début. J'étais peut-être kanash par le sang, mais je n'étais aucunement qotsai. Je ne l'étais plus. Lui, l'était. Moi, je ne faisais plus partie du clan depuis qu'ils m'avaient bannie, avec ma mère, alors que j'étais enfant. Avec douleur, je pris pleinement conscience du statut que j'avais toujours eu :

— Parce que je suis su-kirith.

Bannie du clan. J'avais prononcé le terme avec une peine infinie. Je vis toutefois l'étincelle de tristesse qui se logea brièvement dans les prunelles obscures de Eo'da Seti avant de disparaître aussitôt.

— Parfois, je me dis qu'il aurait mieux valu que je ne te retrouve jamais.

Eo'da Seti se leva pour quitter la grotte, me laissant enchaînée au poteau et à ce passé qui m'entravait depuis toujours. Je serrai les dents, seule avec le poids de mon histoire. L'absence de mon loup, celle de ma femelle et l'abandon de Eo'da Seti me laissaient dans une profonde abîme de solitude.

 L'absence de mon loup, celle de ma femelle et l'abandon de Eo'da Seti me laissaient dans une profonde abîme de solitude

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Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant