26. Sur les traces

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Nous reprîmes notre chemin au point du jour. J'eus du mal à ouvrir les yeux ce matin-là, je n'avais pas fermé l'œil de la nuit, préoccupée par les paroles d'Ako et par les coassements d'un animal nocturne que je n'avais pas réussi à identifier. Ce fut donc d'humeur maussade que je suivis la guerrière kanash à travers les sentiers de la forêt. La matinée passa en silence, ponctuée par un léger brouillard qui conférait à la forêt un aspect fantomatique. La vue réduite m'occasionnait des chutes intempestives dûes à d'épaisses racines que je ne voyais pas.

En milieu de journée, le brouillard se dissipa pour laisser la place à un soleil cuisant et sans merci. Pressées par Ako, nous mangeâmes sans nous arrêter, mais je ne protestai qu'en silence ; quoi qu'il arrive, le menu ne variait que très peu : du mubo séché, du réveil au coucher. Vers l'après-midi, une pluie battante transforma la forêt en marécage. Tantôt fine bruine, tantôt diluvienne, elle ne fit qu'assombrir l'humeur générale.

Nous commençâmes pour nous abriter sous la frondaison d'un gigantesque platane, mais lorsqu'il fut évident que la pluie ne cesserait pas de sitôt, Ako nous força à reprendre la route. Heureusement, la pluie finit par s'estomper au bout d'un moment, mais nous pataugions désormais dans un mélange de boue et d'herbes qui ralentissait notre progression plus qu'autre chose. Étions-nous à mi-chemin, proches de la fin ? Je n'en savais rien. Je ne cherchais plus à m'orienter désormais, cela faisait belle lurette que je n'avais aucune idée de la direction que nous empruntions. Ma surprise fut totale lorsqu'Ako déclara au crépuscule :

— Bon. Nous sommes perdues.

Elle pila sur place. Kila demanda depuis combien de temps la guerrière kanash n'était plus sûre de suivre le bon chemin. L'aplomb avec lequel elle nous répondit que nous suivions une direction hasardeuse depuis deux nuits nous estomaqua l'une comme l'autre.

— Et tu n'as pas jugé utile de nous le dire ? demanda Kila avec un calme olympien.
— À quoi bon ? Est-ce que vous savez vous repérer par rapport au soleil et aux étoiles ?
— Mais toi non plus visiblement ! explosai-je en décochant un coup de pied contre une motte de terre humide qui n'avait rien demandé. On aurait pu réfléchir ensemble à une solution.
— Il y a quelque chose qui bloque, murmura la katsewa tout en m'ignorant superbement. Je suis certaine de n'avoir pas dévié. Alors pourquoi sommes-nous si éloignées du point de rencontre ? Je ne comprends pas...

À ce moment-là, un étrange sifflement s'éleva des frondaisons. Je tressaillis en même temps que Kila, mais pas la guerrière kanash : elle continua son monologue sans réagir à ce que nous venions d'entendre.

— J'ai suivi la course du soleil et j'ai filé la voie de la Destinée, comme la Mère des Forêts me l'a indiqué. Nous aurions dû trouver le signe depuis trois jours déjà.

Un nouveau sifflement jaillit des entrailles de la forêt. Comme pour le premier, la guerrière kanash demeura sans réaction, plongée dans ses réflexions intérieures. Elle n'entendait rien. Absolument rien. Kila fronça les sourcils, hochant silencieusement de la tête à mon encontre lorsque le troisième sifflement retentit. Songeuse, Ako nous intima de l'attendre le temps qu'elle rebrousse chemin pour vérifier notre itinéraire. Dès que la guerrière kanash ne fut plus en vue, nous nous collâmes dos à dos pour scruter les environs.

— Fais attention, Eden...
— Je sais. Qu'est-ce que ça peut être, d'après toi ?
— Là-bas. Regarde !

Kila pointait du doigt des traces de pas qui se démarquaient de manière parallèle à notre propre itinéraire. Elles se détournaient du sentier à quelques mètres de nous pour disparaître derrière d'épais buissons. Ce n'était pas le signe du passage d'un animal, mais bel et bien celui d'un être humain. Or ces traces n'appartenaient à aucune d'entre nous. D'un accord tacite, nous décidâmes de les suivre. Ako nous rattraperait en suivant les nôtres dans tous les cas. De son propre aveu, la guerrière kanash ne savait pas où elle allait, et j'en avais ma claque de suivre des ordres sans broncher. Ce fut ainsi que je justifiai la curiosité qui me dévorait : quelqu'un nous suivait et je voulais savoir qui.

Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant