5. Réaction

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Ce qu'il y a d'agréable dans le concept de week-end, c'est cette sensation de liberté absolue. Pas d'obligation de se lever tôt, pas d'obligation d'aller quelque part, de faire quelque chose, d'avoir des plans. Pas d'impératifs. En période de vacances, alors même que les jours de la semaine ne se comptent plus, ce pouvoir est décuplé : un week-end en pleine semaine de vacances. Mais pas ce samedi-là. La tête enfouie dans l'oreiller, enivrée par l'agréable odeur de lessive citronnée qu'utilisait parfois ma mère, je m'efforçais d'ignorer les rappels tonitruants qui tentaient sans vergogne de percer ma tranquillité matinale.

Boum. Boum. Boum.

Comme dans les films, je plongeai la tête sous l'oreiller, pressant l'innocent coussin aussi fort que je le pouvais contre mes oreilles : avec un peu de chance, le bruit devrait s'atténuer sous peu et son créateur, se lasser.

Boum. Boum. Boum.

— Eden, tu te lèves ? Le petit déjeuner est prêt. Descend, s'il te plaît.

Je rejetai l'oreiller au loin comme si c'était de sa faute. Satané coussin... Non seulement cette technique ne fonctionnait pas du tout mais à présent, j'étais tout à fait éveillée. Impossible de retrouver le sommeil. Maussade, j'attrapai mon portable, seule fenêtre vers le monde extérieur dont je disposais. Mes yeux s'agrandirent à la vue des chiffres digitaux : cinq heures et cinquante-deux minutes. Sérieusement ? Grinçant des dents, je m'extirpai néanmoins de mon lit défait. Même si je le voulais, le sommeil et ses volutes irréelles me semblaient totalement inaccessibles à présent. De toutes façons, je n'avais pas le choix : il me fallait obtempérer et suivre la dernière lubie de ma mère. C'était simple, elle l'avait prévu depuis plusieurs jours. Un petit déjeuner aux aurores suivi d'une promenade de bonne heure pour finir en beauté : une matinée shopping au Starling Mall, le centre commercial du centre-ville. Lorsqu'elle me l'avait proposé en début de semaine, je n'y avais d'abord pas cru. Claire Atwood n'était pas une adepte du shopping, ce n'était un secret pour personne. Alors pourquoi ? Elle avait insisté face à mon refus, et même face à la perspective d'un déjeuner chez Pizza Smile. Pour elle, ça n'était qu'une excuse supposée masquer ma fainéantise : nous n'irions pas chez Pizza Smile, nous irions au Starling Mall et je me lèverais ce matin-là. Point à la ligne. À l'issue de notre discussion, il avait bien fallu que je capitule. Il n'avait jamais été question de me «proposer» quoi que ce soit au final. Je descendis les escaliers avec la mollesse caractéristique des gens mal réveillés, manquant d'ailleurs de trébucher sur la seconde marche. En ouvrant la porte de la cuisine, le fumet des œufs frémissant sur la poêle entama mon esprit quasi comateux. Quoi de mieux que de viser l'estomac pour atteindre quelqu'un ?

Intrus.

Je perçus l'avertissement du svarai presque en même temps que le nombre inhabituel de couverts disposés sur la table. Trois assiettes, trois fourchettes, trois couteaux, trois verres.

— Pas trop tôt ! maugréa ma mère sans prêter attention à mon sourcil relevé. Tiens, prends du jus dans le réfrigérateur, s'il te plaît. N'importe lequel.

Je m'exécutai comme un automate, incertaine de l'attitude à adopter. Trop occupée par mon tri personnel quant au choix du jus, je ne perçus l'avalanche d'odeurs par trop familières que bien trop tard. Veste de cuir usé, terre fraîchement retournée sous l'énorme paire de rangers, tabac écrasé – des Mavericks – mais encore présent sous les ongles : Logan Hoyt était entré tel un cow-boy par la petite porte de la cuisine. À six heures du matin ? Un samedi ? Je ne dis rien, et ne réagis au hochement de tête que ce dernier m'adressa que par la force des choses, la force de persuasion de Claire Atwood en tête de liste.

— Bonjour, Claire. Eden.

Je pris un moment pour réfléchir au temps d'arrêt qui avait suivi, juste après «Bonjour, Claire». Un simple «Eden». Il n'avait été rajouté que par obligation de politesse. La différence y était flagrante. Pas le même ton. Pas la même distinction. Pas le même entrain. Pas la même envie. Je n'avais même pas besoin de relever les relents d'eau de toilette qui émanaient de sa personne pour comprendre le but de sa venue. M'imaginaient-ils idiote ? Je m'installai sans bruit à ma place, c'est-à-dire à celle que je prenais à chaque fois qu'il passait – la fréquence augmentait de plus en plus ces derniers temps – manger chez nous : toujours entre eux. Je plaquai le sourire le plus hypocrite du monde sur mes lèvres courroucées. Sans un mot, je me vengeai sur les œufs mal cuits en leur infligeant des coups de couteau toujours plus violents. Voir le jaune d'œuf s'écouler comme une traînée de sang jaunâtre dans mon assiette me procurait un plaisir sadique. Il était cathartique pour moi que de permuter dans mon esprit l'œuf au plat avec la zone située entre les omoplates du jeune inspecteur: un couteau symbolique dans le dos n'avait jamais tué personne.

— Levée du pied gauche ? demanda ma victime insouciante sur le même ton.

Ma mère fut plus rapide.

— Elle est maussade ces temps-ci, expliqua-t-elle après une bonne rasade de jus d'orange. Et toi Logan, pas trop fatigué ?

Je dirigeai les éclairs foudroyants de mon regard outré vers la pauvre portion d'œufs qui n'avait rien demandé. Elle prenait décidément pour tous les autres... La fourchette crissa lorsqu'elle dérapa sur l'assiette : le plat opposait de la résistance... Pas trop fatigué ? Et moi alors ? N'étais-je pas fatiguée de devoir me lever à cinq heures et demi du matin, un samedi de juin, après une semaine de trime sous la férule d'une Felicia Mc Alistair remontée par le décalage de ses congés ? Je venais d'effectuer mon dernier jour, un mois de peine morcelé de remarques à peine voilées, sous le stress constant du travail mal fait et sous la pression d'une surveillance exercée d'une main de fer. N'étais-je pas fatiguée, moi aussi ?

— Ça va, répondit l'intéressé tout en avalant les œufs préparés pour lui. J'ai l'habitude de me lever tôt. Avec mon père, on partait souvent le week-end pour aller pêcher. Il adorait ça.
— C'est drôle, je partais souvent pêcher avec le mien aussi. Il m'emmenait camper l'été, je m'en rappelle très bien.

Ce n'était pas un couteau dans le dos, mais une salve de mini-lames acérées que je venais d'envoyer sous la forme de mots. Je ne pus retenir le sourire volontairement triomphant qui s'installa fièrement sur mon visage. Car, il fallait le dire, j'étais fière de mon méfait. L'ambiance pesante qui planait dans la cuisine me le confirmait. D'emblée, j'avais brisé l'illusion de famille qui cherchait à se créer sans mon assentiment.

Mais les lames s'étaient trompées de chair. Ma mère m'observa d'un air peiné. Très vite, je réalisai que mon coup avait porté beaucoup trop haut, trop loin. Trop bien. Kila m'en aurait fait la remarque à coup sûr : un prédateur observe toujours son environnement en premier lieu. Il observe et il agit. Un animal aux abois, lui, fait l'inverse : il subit et réagit. C'est la peur qui le domine. Et dans mon empressement à vouloir mordre, je m'étais trompée de nuque. C'était ma propre chair que j'avais touché.

 C'était ma propre chair que j'avais touché

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Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant