7. Déchirure

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Cette méthode ne fonctionnait décidément pas. Accroupie contre la porte de ma chambre, je me tenais la tête entre les mains, plongée dans le noir induit par la fenêtre que je m'obstinais à garder fermée. Mais se boucher les oreilles ne sert à rien quand le cœur est mis à mal, car la douleur est sourde et aveugle : elle touche n'importe où, n'importe quand. Lasse d'ignorer ce qui venait de se produire, je m'ouvris à mon svarai ainsi qu'aux sens aiguisés qu'il m'apportait. Les paroles me parvinrent alors comme de lointains échos depuis le rez-de-chaussée.

— Je ne sais plus quoi faire avec elle. Elle a toujours eu un caractère particulier mais là...

Rapide, saccadée. La voix de Claire Atwood mangeait les virgules et sautait tous les points. Lorsqu'elle était très en colère, elle ne s'arrêtait plus, comme un tuyau gonflé d'eau dont le robinet ne contrôlait plus rien. Prête à l'éclat.

— Comme toutes les ados, Claire. Ne me dis pas que tu as oublié ce que c'est, tu te souviens encore de ton adolescence tout de même ? Tu n'es pas si âgée.

Le ton était calme, presque badin. Habile usage du sempiternel tu te souviens pour amorcer la complicité, ce putain de temps que les moins de tant ne peuvent pas connaître. Ce que je haïssais ce type...

— Et elle a perdu son père lorsqu'elle était enfant. Ça laisse des cicatrices.
— Je sais, Logan. Mais elle reporte beaucoup de choses sur toi, c'est injuste de sa part. Et avec tout ce qui s'est passé cette année, je ne peux pas supporter que...
— Je sais, Claire. Je sais.

Un déplacement. Le mouvement était bien trop lourd pour qu'il s'agisse de ma mère. C'était lui, évidemment. Il s'était rapproché d'elle. Technique de fourbe. Je ramassai mes jambes contre moi, la tête posée contre mes genoux. En me défendant de la sorte, il s'imposait définitivement comme le héros de l'histoire. C'était lui qui, compréhensif, baissait les armes le premier. L'adulte mature qui laissait la sale gamine terminer sa crise d'inconscience car lui, savait. Les larmes qui coulaient malgré moi me brûlaient les yeux. C'était un acide de la pire espèce, qui érode l'âme un peu plus à chaque déferlante. Logan Hoyt était en train de me voler le seul socle que mes pieds n'avaient jamais connu et je n'y pouvais rien. Bientôt, il s'imposerait comme la nouvelle figure paternelle de la maison. Et je n'y pouvais rien.

— Tu ne veux vraiment pas la laisser partir ? Pas longtemps, l'affaire de trois ou quatre jours. Le temps d'un week-end même, si tu veux. Elle pourrait pêcher ? Ça lui rappellerait son enfance.

Un second enchaînement de pas. Plus discrets, ceux-ci.

— Eden n'a jamais tenu de canne à pêche de sa vie, soupira ma mère d'une voix brisée. Jake ne pêchait pas, il avait horreur de ça. Nous sommes partis camper à Silver Lake une fois tous les trois et... Oh, pardon Logan. C'était maladroit de ma part. Je ne voulais pas...
— Arrête. Ne t'inquiète pas, je comprends.

Nouvelle trahison. Je l'entendais presque aussi clairement que si j'y assistais en direct, avec l'image en moins. Le silence intime qui s'était installé comme une suite logique. Le froissement du cuir contre celui de la dentelle. Je coupai brutalement l'accès aux bruits parasites qui envahissaient mon esprit : je ne voulais plus rien entendre. Le froid glacial de ma chambre remplaça le silence intime du rez-de-chaussée. Ravalant ma rancœur en même temps que mes larmes, plus amères que salées, je me levai brusquement : la main vengeresse de la colère m'avait empoignée telle une pince géante. Au final, c'était lui qu'elle choisissait ? Parfait. Qu'elle y aille, avec lui, faire sa promenade du dimanche un samedi matin. Qu'ils aillent jouer au couple parfait au Starling Mall, qu'elle fasse des essayages tandis que lui s'échinerait à porter son sac avec une lassitude feinte, qu'il emménage et laisse son odeur de tabac froid partout sur les murs de notre maison, qu'ils discutent de mon choix d'études et de mes frais d'université, qu'ils baisent en mon absence sous ce toit qui n'était pas le mien. Car il y avait encore une chose, une seule, qu'ils n'auraient jamais : ma bénédiction.

Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant