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Janvier 1480, Couvent des Cordeliers, Lectoure

Dans la nuit noire et froide, l'homme quitta la voiture à l'entrée du village, sous le renâclement d'un des chevaux. Un paquet dans les bras, il traversa la ville endormie sous une légère couche de neige qui étouffait le bruit de ses souliers sur les pavés. Il ne croisa que quelques gardes patrouillant dans les rues désertes qui, après un regard à sa tenue et son blason, se détournaient. Finalement, l'homme encore bien jeune s'arrêta devant une porte de bois, dans une rue plus étroite que l'artère principale. Serrant le paquet dans ses bras, il soupira en ayant conscience que c'était la meilleure décision à prendre même si cela lui brisait le cœur.

Une femme ouvrit après les quelques coups qu'il frappa. La bougie à sa main éclairait son visage marqué par le temps et sa tenue des plus sombres. Seule la croix de bois pendant à son cou n'était pas noire. La bonne sœur approcha sa bougie du paquet tenu par l'homme avant de lui dégager le passage pour accéder à l'entrée du Couvent des Cordeliers où il faisait plus chaud que dans le froid hivernal qui régnait dans les rues de la ville.

— Elle n'a que quelques semaines, je vous la confie. Il y a assez d'argent pour toute une vie dans cette bourse, prenez soin d'elle comme j'aurais voulu le faire, implora l'homme en tendant le paquet à la femme.

Après avoir déposé sa bougie sur le premier meuble à sa portée, elle s'en saisit avant qu'un pleur s'en échappât.

— Je suis désolée mon Héloïse, je ne peux te garder avec moi maintenant que ta mère n'est plus.

L'homme observa le nourrisson dont les yeux clairs si particuliers lui rappelaient douloureusement ceux de la femme qu'il avait secrètement chéri puis déposa un baiser sur son front avant de sortir une lettre froissée de sous sa cape. Il la posa sur le ventre de l'enfant.

— C'est la lettre de sa tutelle. Il y a dedans des réponses aux questions que vous vous posez certainement.

L'homme retira l'une des bagues dorées à ses doigts et l'ajouta à la lettre.

— Dans le cas où l'argent ne suffira pas, explique-t-il à la bonne sœur qui le contemplait sans prononcer un mot depuis son arrivée. Adieu mon enfant.

Et, après un ultime baiser sur le front de l'enfant, l'homme s'en alla, laissant la bonne sœur sur le palier du couvent avec un nourrisson entre les bras qui ne retenait plus ses pleurs.
Dehors, la neige se remit à tomber, couvrant les traces du visiteur nocturne.

Mai 1497, Lectoure dans le sud ouest du Royaume de France, dans le Comté d'Armagnac

Héloïse

Le soleil était levé depuis presque une heure, éclairant de ses rayons la table en bois de la pièce commune et les premiers chants d'oiseaux résonnaient à l'extérieur. Enveloppée dans un linge, je laissai la miche de pain entamée deux jours plus tôt sur la table, à côté du fromage qu'il nous restait, pour la collation matinale de mon frère et ma mère encore couchés. À pas légers, je traversai la pièce et quittai notre logis pour me rendre au lavoir chargée des draps dont j'étais responsable du nettoyage. Après avoir marché dans les rues pavées encore désertes à cette heure si matinale et franchi le rempart extérieur de notre petite ville, je rejoignis un étroit chemin caillouteux qui descendait vers la rivière à la lisière de la forêt. La chaleur du début de mois de mai commençait à se faire ressentir en ce début de journée.

Comme d'habitude, lorsque j'arrivai au lavoir j'étais seule. La plupart des autres femmes et blanchisseuses du Comte lavaient leur linge dans la matinée ou en début d'après-midi. En revanche, ma mère adoptive insistait pour que ce fût fait au lever du jour, afin d'éviter la cohue et ainsi ne pas abîmer les draps du Comte d'Armagnac. Ma mère adoptive était responsable de tout le linge de maison du château et, depuis mes treize ans, elle me confiait le nettoyage des draps en plus de la couture, domaine où, selon les dires de feu la Comtesse, j'excellais.

Héloïse ou Le double jeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant