55 Mémoires d'une Démone: Diane

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Je m'appelle Sanghine. J'ai... je suis bien trop âgée, il y a longtemps que j'ai arrêté de compter les ans. Et je suis une démone. Les démons sont les êtres les plus maudits de la création, car ils refusent la règle la plus fondamentale de l'univers: ils sont immortels. En punition, ils sont forcés de voler l'énergie vitale d'autres créatures pour fonctionner. Chaque démon a sa propre méthode pour se nourrir. Certains se nourrissent de la peur. D'autres des désirs. Personnellement, je n'en ai jamais eu grand chose à foutre, mais je me suis retrouvée catégorisée tout de même. Je suis une démone de l'hédonisme.

En clair, je me nourris des plaisirs des mortels. Plaisirs gustatifs, alcooliques, charnel. Ce sont mes domaines de prédilection. Mes passions. Chaque plaisir que je fournis à un mortel et une délicieuse sucrerie qui me permet de continuer à avancer.

J'ai rencontré beaucoup d'humains dans ma vie, et une quête que j'ai souvent retrouvée chez eux est celle de l'immortalité. Les humains sont effrayés par leur propre finitude, ils ne cessent de s'inventer religions sur religions dans l'espoir de combler leur manque, leur inconnu, leur incapacité à avouer l'évidence: leur existence est limitée dans le temps. Alors, ils cherchent l'immortalité. Mais s'ils savaient en quoi consiste la vraie immortalité... il la fuiraient comme la peste. C'est peut être pour cela que les humains nous craignent, nous, les démons. Car nous savons à quel point l'immortalité est une malédiction.

Car nous, au contraire, rêvons de voir notre existence prendre fin un jour. Les démons ne meurent pas de vieillesse. Ils ne connaissent pas de maladie semblable à celles des humains. Ils ne peuvent pas mettre fin à leurs jours. Mais ils peuvent tout de même engendrer descendance avec d'autres créatures. Le seul moyen pour un démon de mourir, c'est de se laisser mourir. De cesser de se nourrir, jusqu'à ce que son essence finisse par se dissoudre dans l'Abysse qui l'a vu naître.

Au cours de ma vie, j'ai rencontré beaucoup d'humains. J'ai en effet quitté très tôt le monde démoniaque dans lequel je suis née. Les démons qui m'ont élevée, et avec lesquels j'ai grandi, avaient de grand plans pour assurer notre subsistance. Mais ça ne m'intéressait pas. Je voulais découvrir l'univers, pas le détruire ou l'envahir. Etendre mes horizons, profiter des plaisirs de la vie. La séparation a été violente. Mais c'est souvent le cas dans le monde de Chaos des démons.

Ça n'a plus vraiment d'importance. Ma vie n'a réellement commencé que lorsque je suis arrivée sur l'Echarde. Ou, la terre, comme elle est plus généralement connue. C'est un monde vide de magie et d'énergie vitale, qui n'intéresse que peu les démons. Mais ce n'étaient pas les démons qui m'intéressaient. C'était les mortels. Les humains; ils vivaient avec une telle intensité, étaient attachés si fort à leur fragile petite vie, que je me sentais inlassablement attirée par eux. Je ne voulais pas les tromper. Je ne voulais pas les soumettre. Je ne voulais pas les détuire. Je voulais vivre parmi eux, comme l'une d'entre eux. Cela n'arrangea pas ma relation avec les autres démons.

Une seule me compris. Elle était bien plus âgée et puissante que moi. C'était une démone originelle, une des fondatrices de notre race. Son nom était Satan, et elle veillait sur ce monde depuis bien longtemps. Nous passâmes de longues années ensemble, à parcourir le monde, vivant au jour le jour, sans se soucier ni du temps qui passait, ni de faire autre chose que satisfaire notre propres désirs. Ce fut une période bénie. Je cru un moment que j'étais amoureuse, mais je réalisai rapidement que ce n'était pas le cas. J'étais juste profondément attachée à elle.

Ah. Oui. Un aspect de la culture démone que les humains ont souvent du mal à comprendre. Leur esprit est sans doute un peu trop étriqué, et ils se contentent de penser que le monde se limite à la dualité mâle/femelle. Mais les démons ne sont pas de ce monde, et la notion de sexe est très relative pour nous. Nous prenons l'apparence qui nous plait, nous prenons le sexe que nous voulons, et nous pouvons nous reproduire sous n'importe quelle forme avec la plupart des espèces intelligentes. Certains d'entre nous naissent de parents démons, d'autre sont simplement apparus un jour des Abysses. Nous sommes une espèce à part, hors du temps et de l'espace, hors des règles et lois de l'univers, mais aussi hors de sa vie.

Et pendant des siècles, j'ai parcouru cette petite portion de matière, cette minuscule portion d'un minuscule univers appelée la Terre. Je ne pourrais dire le nombre de fêtes que j'ai connues, le nombre de lits que j'ai hantés, le nombre de mortels ennuyeux que j'ai tués sans même y penser. C'était une vie sans entrave et sans ennuis.

Puis, j'ai rencontré mon premier amour. Elle s'appelait Diane. C'était une noble française, une femme d'une beauté inconcevable et d'une grande éducation. Je l'avais rencontrée à une réception donnée par un comte dont j'ai oublié le nom. Elle était resplendissante. Elle attirait tous les yeux. Sa robe brillait de mille feux, son corsage mettait en valeur ses formes parfaites. Elle était blonde, avait un sourire éclatant, était jeune, et promise à un avenir brillant. De tous les hommes présents dans la salle de bal, aucun ne tourna pas les yeux dans sa direction lorsqu'elle entra. Elle était désirée, et le savait parfaitement. Elle avait même le loisir de choisir le parti qui l'intéressait le plus. Le futur s'annonçait radieux pour elle.

Mais je fis une bêtise immonde. Voyant apparaitre cette créature si désirée, mon incommensurable orgueil pris le dessus, et je décidai qu'elle serait mienne. Je m'étais dégagée des rangs des nobles, et lui avais fait le plus beau de mes sourire. Le charisme démoniaque est une chose terrible, et je su que j'avais gagné quand je vis son regard troublé.

Lentement, jour après jour, je vins la voir en sa demeure. Je lui faisais la cour. Je lui offrais des présents. Je vantais sa beauté. Avant de m'en rendre compte, j'avais réellement succombé à ses charmes. Et elle aux miens. Je lui dérobai sa virginité lors d'une douce nuit printanière. Elle accepta mes origines différentes des siennes, et m'embrassa toute entière.

Aux dépends de sa propre existence. Je refusai de la voir avec un autre, et elle l'accepta sans broncher. Elle était trop douce pour résister à mes caprices égoïstes. Mais également extrêmement têtue quand elle avait décidé quelque chose. Elle refusa de prendre mari, malgré l'insistance de ses parents. Son père décida de la forcer. Je la priai alors d'accepter, de ne pas mettre en péril sa vie entière pour moi, mais elle refusa, arguant que j'étais sa vie.

Nous nous sommes enfuie à deux du palais familial par une froide nuit d'hiver. Elle n'avait plus rien. Les mentalités n'acceptaient pas notre relation, et elle fut bientôt "la sodomite" dans toutes les bouches nobles du Royaume. J'avais envie de le réduire en cendre. De détruire la moindre trace de ce pays ignare et de ses nobles prétentieux qui avaient osés jeter la plus douce de leurs fleurs. Parce qu'une rose préférait l'eau de pluie à l'arrosage consciencieux de son jardinier, fallait il pour autant l'arracher et la jeter avec les mauvaises herbes? Mais Diane n'en avait que faire. Elle m'avait, et c'était tout ce qui lui importait. Je repris ma vie d'errance, accompagnée de Satan et Diane. Nous étions heureuses et amoureuses, mais j'avais toujours cette douleur au creux de la poitrine. Cette petite voix qui me disait:

"Cette vie d'itinérance et de pauvreté n'est pas digne d'elle. Et c'est ta faute si elle s'y trouve"

Les années passaient. Diane vieillissait, et je restai la même. Je crois que je fus celle qui en était le plus effrayée. Elle avait peur que je ne l'aime plus, mais moi, j'avais peur de la voir ainsi me glisser entre les doigts. Il me semblait qu'à peine 2 ans étaient passés, et pourtant déjà 20 longues années avaient filées, dévorées par l'impitoyable flot du temps. Diane était toujours aussi magnifique à mes yeux. Et je le lui faisait bien comprendre.

Elle était belle et douce. Elle était gentille et têtue. Elle était la perle de rosée du matin, celle qui donne toute sa fraicheur et sa beauté aux matinées d'été. Mais malheureusement pour elle, c'était à moi qu'elle avait confié son coeur. Et la rosée finit par s'évaporer sous la lumière impitoyable du temps qui s'écoule.

Diane tomba malade. Je n'avais pas la moindre connaissance en médecine. Je n'avais pas la moindre idée de quoi faire. Je suppliai Satan de m'aider, mais elle s'y refusa, arguant que je ne faisais que tenter de repousser l'inévitable. Je l'ignorai. Dans mon orgueil, j'étais persuadée que rien ne m'était impossible. Que je pouvais la sauver. Je tentais pourtant tout ce que je pouvais. Je la veillais toute la journée dans cette petite mansarde d'une auberge de province. Les médecins s'enchainaient dans sa chambre, et tous étaient incapable de la soigner. J'en tuai quelques uns de frustration, ce qui rendit Diane très triste. Elle me fit promettre de ne plus tuer, et de vivre.

Ce furent ses dernières paroles. Je l'avais arrachée à son milieu, j'avais détruit son avenir et sa vie, je l'avais tuée. Mais elle était morte en étant persuadée qu'elle avait fait le bon choix. Et cela me déchirait le coeur.

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