56 Mémoires d'une démone: Charlotte

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J'étais restée longtemps prostrée après la mort de Diane. Je haïssais ce monde qui avait été incapable de la sauver. Je haïssais Satan, qui m'avait refusé de la garder auprès de moi un peu plus longtemps. Et je me haïssais encore plus d'avoir été incapable de la sauver... et surtout de l'avoir tuée. J'en était persuadée. C'était moi qui l'avait tuée. C'était de ma faute.

J'étais déterminée à mourir, ce jour là. Je savais que je ne la rejoindrais pas; mais ce me semblait être le seul moyen d'expier ma faute. Je cessais de me nourrir... Et ce fut Satan qui finit par me faire revenir à la raison. Quand je ressortis de cette période de jeune, le monde avait bien changé. Des décennies avaient passées avant que je ne m'en rendre compte. Et l'instabilité s'était installée dans le Royaume. On parlait de révolution, de combat, de renverser la noblesse et les privilèges. Prise d'une haine sans précédent, notamment pour cette noblesse qui avait rejeté celle que j'aimais, je m'y engageais corps et âme.

La promesse faite à Diane s'était envolée. Je tuai. Et je ne voulais pas vivre. À chaque combat, à chaque fort qui tombait, j'espérai prendre un coup mortel. Mais, évidemment, ça m'était impossible. Quand j'arrivai à Paris, la ville était en pleine ébullition. Les états généraux, disait on. Je n'avais aucune idée de ce dont il s'agissait, mais ça semblait important.

Je me laissai porter par les mouvements de foule, par l'ivresse populaire, par l'ire du Tiers Etat. Le roi refusait d'écouter les revendications du peuple. J'étais d'avis d'aller chercher sa tête, mais la foule préféra chercher des armes. La prise de la Bastille me rappela mes siècles passés, où j'avais participé à tant de batailles de ce type. La guerre avait bien changé, cependant. Mais cela ne changea rien pour moi. Épée ou balles n'avaient que peu d'effet sur moi, et je me satisfit dans ce bain de sang, qui me permettait de me faire oublier le creux qu'avait laissé la disparition de Diane dans mon coeur.

Mais avant d'être pleinement satisfaite, tout était déjà terminé. Je me souviens encore. J'étais seule, le regard perdu dans le vide, debout sur les montagnes de gravats de l'ancien bastion. Tout le monde venait récupérer son petit morceau de Bastille. Tout le monde était en liesse, mais tout ce que je voyais, c'était encore plus de sang et de destruction à venir. J'étais immobile, mes habits déchirés et couverts de sang qui n'était pas le mien, un sabre à la main, quand une voix me tira de ma rêverie.

-Tu te bat comme une tigresse, citoyenne!

Je me souviens avoir jeté un regard irrité en direction de la voix. Je savais qu'elle s'adressait à moi. C'était une gamine. 15 ou 16 ans, maximum. Elle était vêtue de haillons et semblait fragile, prête à s'écrouler au moindre contact. Pourtant, elle arborait fièrement une cocarde tricolore, et son visage infantile était flanqué d'un faux air de maturité. Je ris à sa vue. Elle était une vision particulièrement étrange sur ce champ de bataille, mais ses cheveux bruns et son air innocent m'avaient redonné le sourire. Je ne me souvenais plus de la dernière fois où j'avais ris. Et cela me fit un grand bien.

La petite me regardait ébahie. Puis elle me sourit. Je me souviens encore de ses mots.

-Es tu un ange?

Je l'avais raccompagnée chez elle, où j'avais été accueillie à bras ouverts. C'était la liesse dans la capitale. Les choses changeaient, le gouvernement évoluait, et moi, je restai toujours dans les environs, veillant sur la gamine.

Elle s'appelait Charlotte. C'était une fille d'artisan, mais elle avait la tête emplie de rêves et ses horizons semblaient infinis. Elle m'admirait pour ma force et ma beauté, disait elle, et je savais que je ne la laissais pas indifférente. Mais je l'admirais encore plus. Elle semblait si libre et innocente que, du haut de ses 16 ans, sa joie de vivre me submergea, moi la démone ayant déjà passé plus de 500 ans dans ce monde. Chaque jour passé auprès d'elle m'apprenait de nouvelles choses. Je rattrapais le temps perdu, celui que j'avais passé à me morfondre sur la mort de Diane. Elle me parlait de ses rêves. Elle voulait partir sur un bateau, parcourir le monde, découvrir l'océan. Elle me parlait sans cesse de cette île où elle s'arrêterait un jour, et où elle resterait, sans jamais avoir à retourner dans la grisaille parisienne. C'était une visionnaire, mais aussi une enfant. Elle n'avait pas idée de la violence du vrai monde, et j'étais décidée à l'en protéger. Je ne voulais plus mourir. La promesse de Diane était revenue. M'occuper de cette petite était ma manière de me rattraper. J'avais détruit une vie, j'allais sauver celle ci de la terrible époque qui s'annonçait.

Je me mis à lui parler, moi aussi. Auparavant, je me contentais d'écouter, mais son lent travail de mise en confiance avait fonctionné. Je lui parlais de mes origines, de mon monde, des batailles que j'avais menées et de tout ce que j'avais vécu. Elle écoutait avec des étoiles dans les yeux.

Et évidemment, je lui parlai de Diane. Elle comprit très rapidement qu'elle était importante pour moi. Et quand je lui fit part des promesses que j'avais rompues, elle s'énerva franchement. C'était assez drôle à voir, cette gamine à peine pubère faisant la morale à un être centenaire. Mais elle avait raison, et je confirmai ce que je pensais: j'allais me rattraper et respecter ces promesses.

Les années passèrent, et l'ambiance de la capitale m'inquiétait de plus en plus. Un gouvernement incertain et paranoïaque menait la chasse à tous ses opposants. Les trop extremistes, tout comme les trop modérés. La guillotine fonctionnait à plein régime. Et un jour...

Ils vinrent pour moi.

J'étais accusée d'être une sympathisante Roberspieriste. Mais je n'étais pas dupe; ils étaient simplement effrayés. Je n'étais pas impliquée politiquement, mais mes exploits du début du soulèvement faisaient encore parler d'eux. Quand les gardes m'emmenèrent, Charlotte me regardait avec crainte. Mais je ne me débattis pas. J'avais fait une promesse. Le procès fut une immense blague. Je ne pu m'empêcher de rire lors des témoignages de tous ces inconnus qui prétendaient être mes connaissances. Je crois que ça énerva tout particulièrement mes juges, mais je m'en fichais. De toute façon, personne ne ressortait blanchi de cette parodie de justice que représentait le tribunal révolutionnaire. Comme prévu, je fus donc condamnée à mort.

La guillotine.

Je me demandais si elle était assez puissante pour réussir à me tuer. Mais j'étais bloquée. Pour m'enfuir, j'étais obligée de briser l'une de mes promesses. Mais ne pas m'enfuir signifiait briser l'autre. Tuer ou être tuée. J'hésitai longuement dans ma cellule en attendant le jour fatidique de mon exécution.

J'ai trop attendu.

Un jour, je vis Charlotte arriver précipitamment devant ma cellule, alors que le garde s'était éloigné. Elle avait un gros trousseau de clef. Je savais qu'elle s'était engagée en politique, malgré son jeune âge. Mais je su immédiatement à son regard paniqué qu'elle n'était pas sereine.

-Qu'est ce que tu fous là? Lui avais-je crié.

-Tu n'as pas le droit de mourir! M'avait elle lâché.

-J'ai fait deux promesses. J'en ai déjà brisé une, je ne peux pas la briser encore!

-Sang! Réfléchis! À ton avis, laquelle des deux est la plus importante! Tu pense que Diane preferait que tu vive ou que tu te laisse mourir?

-Ne parles pas d'elle comme si tu la connaissais.

-Mais je te connais toi, et je... je ne veux pas que tu meure.

C'est à cet instant que le coup de feu retentit. Elle s'effondra sans un cri, mais moi je criai son nom. J'attirais son corps encore chaud contre le mien, à travers les barreaux froids de la cellule, et la suppliais de ne pas partir. De ne pas me quitter. De ne pas me laisser seule.

C'était moi, l'enfant, de nous deux. Je pleurai comme une enfant, alors qu'elle me regardait avec son habituel faux air de maturité. Elle me fit lui promettre des dizaines de fois de continuer à vivre. Je la serrais le plus fort possible, priant pour que cela la sauve, d'une manière ou d'une autre. Bientôt, son corps cessa de trembler. Sa tête roula sur le côté. Un léger sourire marquait son visage.

Elle était partie, elle aussi. Vers des horizons inaccessibles. Vers une île lointaine, au milieu de l'océan. Et jamais, jamais elle n'allait remettre les pieds dans la grisaille parisienne.

NIRVANAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant