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Je me tiens à la porte en bas de l'immeuble où j'ai raccompagné Orlane l'autre soir. Je ne sais pas sur quelle sonnette appuyer. Je ne le crois pas. Ça fait plusieurs années que je côtoie Yannis et je ne suis pas foutu de connaître son nom de famille. Je n'y ai jamais attaché d'importance sûrement parce que ça me ramène au mien, à ma condition. A celui que je refuse d'être.
Me voilà une nouvelle fois comme un con. Si j'appelle Camille il va encore me faire la leçon. Mais j'ai pas non plus l'intention de passer ma journée devant cette foutue porte. Après moult tergiversations j'appuie sur la touche verte de mon tél. Je ne le laisse pas en placer une

-Salut ? Comment ça va ? Et Yannis, Fauve ? C'est quoi le nom de Famille de Yannis ? Et puis tu crois que je pourrais passer vous voir aujourd'hui ?

Oui j'essaie de noyer le poisson au milieu de ce flot de questions. Avec de la chance il n'y verra que du feu.

-Brice, c'est quoi cette question ?

Mais yeux se lèvent automatiquement vers le ciel. Je le savais perspicace mais il arrive toujours à me surprendre.

-Il y'a plusieurs questions.

Je tente encore.

-Brice, pourquoi tu as subitement le besoin de connaître son nom de famille ? Je te connais par cœur. Tu ne peux pas croire une seule seconde que tu vas réussir à me berner.

-Ouais j'avoue.

-Pff, rapplique. Elle est ici.

-Putain ce que je t'aime mon pote.

-Ne me fais pas regretter. Ok ? Jure-moi !

-Promis juré craché.

-Sale gosse.

-À tout de suite.

Ah ça me met en joie ! Je me presse. J'ai la sensation que mon cœur va me sortir de la poitrine. Cam. Une fois de plus il est dans le vrai, je suis un gosse. Non pas un sale gosse, mais un gosse. Si je m'écoutais j'irais jusqu'à son appart à cloche-pied, en sautillant. C'est d'avoir retrouvé cette petite-fille qui me fait cet effet. Certainement, mais subsiste tout de même un doute. Je pense qu'il y'a un peu plus que ça. Mon comportement puéril me le crie.

Au lieu de la demi-heure de trajet je n'ai mis que vingts minutes. J'essaie de reprendre contenance et d'arrêter de sourire bêtement. Mon meilleur ami va me chambrer. Il faut que je m'y prépare. Avant tout je dois procéder par ordre. D'abord Yannis. C'est lui qui a besoin de nous, je peux bien attendre dix minutes avant de parler à Orlane. Bon plutôt cinq minutes, ça sera trop long sinon et je risque de dire ou de faire n'importe quoi tellement j'ai l'impression d'être prépubère.

Je viens de franchir la dernière marche de l'escalier qui mène au palier de la coloc, la porte s'ouvre déjà. Orlane s'apprête à partir et quand elle me voit, mes lèvres s'étirent et remontent vers le haut, ce qui a l'effet inverse sur son visage. Oups. Je redescends vite fait de mon petit nuage. L'atterrissage est douloureux.

-Tiens donc, on finit par se recroiser. Je ne vais pas mentir en te disant que ça me fait particulièrement plaisir.

Oh putain, je ne m'attendais pas à autant de franchise. Et c'est cinglant en plus. J'ouvre la bouche, la referme. Je suis comme un poisson dans son bocal. Quelle déconvenue.
Elle va pour partir mais avant qu'elle ne s'éloigne davantage, je l'attrape par le poignet et la faire me faire face. Ses yeux si expressifs me lancent des éclairs.

-S'il te plaît.

J'ai parlé si bas que je me demande même si j'ai bien prononcé ces quelques mots. Elle tire sur son poignet pour que je la lâche mais je résiste au risque de lui faire mal.

-S'il te plaît.

J'en suis à la supplier. Ce n'est pas mon genre mais il est hors de question qu'elle s'en aille sans que l'on ait discuté.

-Pour quoi faire ? Me prendre un troisième vent ? Non merci. Je suis peut-être stupide mais pas maso.

Au moins je sais qu'elle a un caractère bien trempé. Un putain de foutu caractère !

-Vous comptez rester là à vous regarder en chiens de faïence ou vous rentrez pour discuter calmement ?

On sursaute tous les deux, surpris par la voix de Camille. Depuis combien de temps il nous observe ?

-Brice, Yannis est dans le salon si tu veux le voir un peu.

Je finis par lâcher son poignet et rentre dans l'appart complètement déboussolé. Mes réactions ne sont pas normales. Avant de me diriger vers le salon, je me passe frénétiquement les mains sur le visage. Comment je peux merder autant ?
Me reprenant, mes pas me conduisent auprès de Yannis. Son visage est marqué par la fatigue, la tristesse et je ne sais quoi d'autre mais ce n'est pas par la joie de vivre. Sa tigresse est allongée sur le canapé, sa tête reposant sur les cuisses de son meilleur ami. Sans un mot je m'assoie et lui tapote le genou. Il garde la tête basse. N'y tenant plus je l'attrape par les épaules et le rapproche de moi. Je le serre fort dans mes bras. J'espère qu'à travers ce geste il comprend ce que je ne parviens pas à lui dire de vive voix, qu'il comprend que je suis là pour lui, toujours. Il s'écarte doucement, me regarde enfin les yeux remplis de larmes malgré l'infime sourire qui étire ses lèvres. En fait Fauve dort et ces gestes ne sont pas parvenus à la réveiller. Elle doit être épuisée par le manque de sommeil, l'inquiétude provoquée par l'acte de désespoir de Yannis. Nous ne parlons pas. Ma présence à ses côtés est suffisamment significative, il n'y a pas toujours besoin de mots pour exprimer nos sentiments.
Le temps a filé sans que j'en prenne conscience. J'étais là et c'était l'essentiel.
Au bout d'un certain temps je vais dans la cuisine me servir un verre d'eau. Je suis étonné de voir qu'Orlane y est.

-Tu vas me la donner ton explication ?

Machinalement je regarde ma montre et non. Non ce n'est pas possible.

-Je... j'ai des engagements. Je... je dois partir.

Camille qui grignote un gâteau l'a avalé de travers et manque de s'étouffer.

-Tu te fous de ma gueule là ? Hein ! C'est une blague !

Cam me lance un regard qui veut dire exactement la même chose que ce qu'Orlane vient de me balancer. Qu'est-ce que je dois faire ? Et d'un coup je sais.

-Viens avec moi !

-Si c'est pour voir une de tes pouffes tu ne m'en voudras pas de décliner l'invitation.

Bonjour le caractère de chiotte de la demoiselle. Ça promet.

-Viens je te dis.

Je lui attrape sa veste, l'aide à la mettre et nous voilà partis. Pff, elle ne parle plus. J'ai réussi à lui clouer le bec. A peine un pied dans la rue, je reçois un sms de mon pote « pas de conneries »...

Après un bon moment de marche pendant lequel hormis me demander où je l'entraînais elle n'a rien dit. Moi non plus. Le seul truc qui fait battre mon cœur a une vitesse folle est que tout le long je lui tiens la main. Ça me semble naturel.

La façade ne laisse rien paraître de l'extérieur. Seul un petit écriteau peut donner un indice mais comme la nuit est installée il n'est visible que pour ceux qui ont l'habitude de venir.
Je pousse la porte des lieux et je sens Orlane se tendre. J'espère juste que je ne viens pas de faire une méga-connerie. Et puis non, soit elle adhère, soit... soit j'en resterais là. Mes pensées sont folles, c'est comme si il y avait un NOUS. Je délire. Je l'observe pendant qu'elle jette un regard circulaire à la grande pièce. Ses yeux s'accrochent finalement aux miens et elle me sourit. D'un vrai sourire et mon cœur pulse un peu plus, beaucoup plus.

Il n'est que seize heures. Je suis de corvée légumes. Si l'on veut que tout soit prêt en temps et en heure il faut s'y mettre dès à présent. Je la guide jusqu'aux vestiaires et en cuisine. Après l'avoir présentée brièvement aux autres, on se lave les mains et c'est parti pour l'épluchage de plusieurs kilos de légumes. Certains commencent la cuisson des viandes, d'autres préparent les tables. Orlane promène son regard partout et son sourire ne l'a pas quitté depuis nous sommes arrivés. Plusieurs d'entre nous sommes affectés au même atelier et c'est tout naturellement qu'elle met la main à la pâte. Je me sens fier. Pourquoi ? Je n'en sais rien mais c'est comme ça. Et dire que nous n'avons toujours pas parlé.

L'habit ne fait pas le moine (Tome 3)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant