15

72 8 1
                                    

2 ans plus tard, dernière semaine d'août

Il pleut des cordes. C'est sans doute le temps de circonstance. Je suis là entouré de Camille et ses parents. Ils sont venus pour me soutenir. Mon père est également présent mais nous ne nous adressons ni une parole ni un regard. Plus de trois ans que ça dure et je m'en porte très bien.

Nous sommes réunis sous cette pluie parce que ma mère a quitté définitivement cette vie qui la faisait tant souffrir. Elle n'avait plus contact avec la réalité depuis tellement d'années. Par la suite la déchéance physique a pris le relais. La dernière fois que je l'ai vue, deux jours avant sa mort, on aurait dit une vieille femme. Pourtant elle n'avait que cinquante ans. On est là, devant ce qui va lui servir de dernière demeure pour un adieu.

Pour l'instant mon esprit est dissocié de mon corps. Ce dernier est ici, il se tient debout devant un cercueil contenant le corps de ma mère. Pour mon esprit c'est tout autre chose. Il est ailleurs. On dirait que je suis dans une sorte de film en étant simplement spectateur. Il y a du monde, beaucoup. Mais parmi tous ces gens, combien la connaissait ? La connaissait vraiment ? Elle était si seule. Il n'y avait que moi à lui rendre visite. Seulement moi. Son mari ? Ça faisait des années qu'il n'était pas allé la voir. Ça fait onze ans qu'elle était dans cette pseudo maison de repos. Elle sera morte sans être entourée. Le Baron n'a pas eu la décence d'aller à son chevet. Personne pour l'accompagner à la croisée des chemins. Cet homme n'a pas de coeur. Il est détestable.

- Comment tu te sens ? Me demande doucement Camille.

Je suis vautré dans un des fauteuils club de son salon, un café à la main. On a décidé de venir ici se poser après l'enterrement. Il ne me lâche pas car il ne sait ce qui va suivre. Comment je vais vivre ce deuil. Moi-même je ne sais pas quoi en penser. Est-ce que je suis triste ? Je ne sais pas. Est-ce que je me sens mal ? Je ne sais pas. Je n'ai pas de réaction pour le moment. C'est pas comme si nous avions été proches ma mère et moi. Elle ne m'a jamais montré d'affection. Elle n'a jamais pris ma défense face aux remontrances, aux humiliations du Baron. Est-ce qu'elle était déjà dépressive avant lui ? Ou bien est-ce lui qui l'a rendue ainsi ? Personne ne pourra me renseigner. Mes grands-parents n'étant plus de ce monde. Alors, non je ne sais pas si je suis triste, si je lui en veux de m'avoir en quelque sorte abandonné à mon triste sort depuis mon plus jeune âge. Je réponds enfin honnêtement à mon meilleur ami.

- En toute franchise je ne ressens absolument rien

À son regard je vois bien qu'il est déstabilisé par ma réponse, il est si proche de ses parents, c'est évident qu'il ne puisse pas comprendre. On n'en a pas parlé à nos amis. Ils ne connaissent toujours pas ma véritable identité. Ce sont de supers amis mais j'ai peur que leur attitude change à mon égard si je leur révèle être un des jeunes hommes actuellement les plus convoités dans le monde des aristocrates, parmi les plus convoités de France. Ouais. Chaque soirée de galas je suis sans cesse importuné par des idiotes qui ne cherchent rien d'autre qu'un mariage d'intérêts. J'ai vingt et un ans et pour elles je suis déjà prêt à marier. Ça me dégoûte. Cependant je reste poli, tenant mon rôle de parfait fils à papa, respectable, arrogant juste ce qu'il faut, condescendant envers les classes sociales «inférieures». Lors de ces moments je suis l'exact opposé de mon moi intérieur. C'est douloureux. Faire semblant, entendre leurs propos emplis de fiels, même envers ceux de notre « caste » par jalousie parce que telle ou telle famille a acheté telle ou telle entreprise, est actionnaire de telle ou telle autre, etc. Quel monde abject.
La presse me court également après. Elle veut tout connaître de ma vie privée et attend impatiemment le jour où je lui annoncerai le nom de l'heureuse élue. J'ai prévenu les journalistes qu'à la moindre photo de moi dans cette presse « torchon », ils auraient un procès au cul. Jusqu'à présent ils m'ont écouté. Mais je ne suis pas stupide au point de croire que ça va durer.
Dès que je rentre chez moi après ces manifestations mon estomac me rappelle à l'ordre et je vais vomir pendant pas moins d'une demi-heure sur mes chiottes. Je me vide de ce monde que j'ai côtoyé plusieurs heures. Ce jeu de rôle me pèse tellement.

On ne va pas plus loin dans notre discussion parce que Fauve et Yannis rentrent à l'appart. Ils reviennent des vacances estivales quelques jours avant la reprise des cours. C'est toujours un plaisir de les voir. Après de longues discussions sur tout et rien, nous poursuivons cette fin de journée en commandant des pizzas et en visionnant plusieurs épisodes d'une série en vogue.
Il est aux alentours de minuit lorsque je vais me coucher dans mon propre logement. Voilà comment se termine le jour du grand départ de ma mère. Aussi banalement qu'un autre.

L'habit ne fait pas le moine (Tome 3)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant