Chapitre 6 - 6 : Sur le fil (Steelblue)

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Je sentis mes mains trembler violemment, et le dégoût remonter au bord des lèvres. J'étais couvert de sang, et ça n'était pas le mien. Cela faisait longtemps que je n'avais pas tué, encore moins avec cette brutalité animale. Une partie de moi était choquée par mes propres actes ; l'autre savait que c'était ce que j'avais de mieux à faire. C'était une question de survie, ni plus, ni moins.

Je me levai, les jambes en coton, puis, l'arme toujours en main, arpentai le sol alentour dans l'espoir un peu naïf de retrouver mes lunettes. Le monde n'était plus qu'un brouillard flou tout en nuances de noir. La lune perçait en de rares endroits, créant quelques taches argentées, mais je compris vite que ma quête serait peine perdue. Je poussai un soupir et reparti au campement.

Arrivant sur la grève qui donnait sur une eau noire et luisante sous le ciel, je vis une femme se précipiter vers moi en criant.

- Il est revenu ! Il est revenu !

En m'approchant pour la rejoindre, je lui fis un vague signe de main, dépassé par les événements. Elle m'attrapa par le poignet et m'amena au feu d'un pas martial. J'étais manifestement attendu.

- Le voilà, Scar.

Ce n'était pas seulement Scar qui m'attendait, mais tout le clan. Je distinguais la scène à travers des grandes taches colorées où dansait la lumière du feu. La mère qui serrait son enfant brisé dans les bras en pleurant, et tous les autres, certains blessés, d'autres brûlés. Près du feu, quatre corps avaient été couverts par des draps de laine. Le sang suintait à travers l'un d'entre eux. Mon cœur se serra. Cinq d'entre eux avaient été tués. C'était si peu quand on se souvenait de la guerre, mais déjà beaucoup trop. C'était cela que j'avais laissé derrière moi après chaque combat dans le désert de l'Est. C'était cela, la réalité de ce que j'avais fait.

- Le clan est sous la direction de notre Grand Prêtre, expliqua la femme qui m'avait amené, et dont les sourcils bien dessinés s'étaient courbés d'une inflexion sévère. Il prêche l'apaisement et nous interdit de posséder des armes à feu. Étranger, tu as brisé les règles.

- Je sais, murmurai-je, baissant la tête vers le vieil homme, attendant qu'il prenne la parole.

- Les vies humaines sont sacrées, c'est ce qui est dit dans notre religion. Mais tu n'es pas Ishbal, n'est-ce pas ? Tes yeux prouvent le contraire, ils ne flamboient pas comme le feu, ils sont bleus et froids comme l'acier.

- C'est vrai, je ne suis pas d'Ishbal. J'ai fui mon ancienne vie car je portais avec elle un lourd danger. J'ai quitté ma famille et tous ceux que j'aime, dans l'espoir qu'une fois mort, je ne sois plus un danger pour eux. Je suis désolé d'avoir brisé vos règles, mais face à cette attaque, je ne pouvais pas vous laisser être massacrés comme vous l'avez déjà été par le passé. Si vous souhaitez que je quitte le groupe pour restaurer l'affront, je le ferai sans regret. J'ai conscience de la chance que j'ai eue que vous ayez accepté de m'accueillir malgré toute la souffrance que vous avez endurée par le passé.

- Scar tue des hommes aussi, rappela Samina, comme pour appuyer ma défense.

- C'est vrai. Il a choisi la voix renégate. Il est maudit par Ishbala et portera ce poids chaque jour de sa vie, et pour l'éternité après sa mort. Il a fait cela pour se venger, et nous protéger.

- Je suis prêt à être maudit par Ishbala si c'est pour vous protéger. Si vous voulez vivre avec ces convictions dans un monde aussi cruel, vous aurez tout mon respect, mais il vous faut quelqu'un à vos côtés qui sera prêt à se salir les mains quand vous serez en danger, car cela arrivera de nouveau, un jour ou l'autre... Je peux endosser ce rôle. Je peux partir aussi, si c'est ce que vous souhaitez...

Il y eut un silence pesant. Je sentais le regard brûlant de Scar même si je ne distinguais pas vraiment son visage, et l'indécision des autres. Accepté ou banni, il s'en fallait de peu pour que je sois l'un ou l'autre.

- Scar, as-tu confiance en lui ? demanda l'homme en brossant sa barbe sans me quitter du regard.

Ce sera le bannissement, pensai-je aussitôt dans un élan de pessimisme.

- S'il avait voulu nous tuer, il l'aurait fait bien avant. L'Étranger ne peut pas revenir en arrière, je le sais mieux que quiconque. Il a tué uniquement pour nous protéger, il a agi comme si nous étions son peuple. Et la vérité... C'est que seul, je ne peux pas tous vous sauver, ce soir nous l'a bien montré. S'il n'avait pas été là, les morts auraient été deux fois plus nombreux dans notre groupe.

- Je ne veux plus perdre un seul d'entre vous, répondit le Grand Prêtre d'un ton duquel perçait la tristesse. Si tu es vraiment prêt à continuer à affronter le danger avec nous, reste à nos côtés.

- Je suis prêt, répondis-je d'un ton ferme.

- Bien. Alors, nous t'acceptons dans notre clan. Toi qui n'a pas de nom, accepte celui-ci : Steelblue, de ton regard résolu, dur comme l'acier, pur comme le ciel.

- C'est un honneur, répondis-je d'un ton solennel, même si je ne pense pas mériter un tel surnom.

- Maintenant que cette décision est prise, il faut lever le camp. D'autres personnes risquent de venir, nous ne pouvons pas prendre le risque de rester ici. Il faut brûler les morts et partir au plus vite.

La mère qui tenait encore dans ses bras le corps chaud de son fils se remit à sangloter doucement, le serrant contre elle sans égard pour le sang qui se diffusait sur le tissu de sa robe. La voir comme ça me brisait le cœur, mais il n'y avait rien que je puisse faire. Il était trop tard. Les autres commencèrent à s'affairer pour démonter les tentes. Scar s'approcha de moi.

- Je pensais que tu hésiterais avant de tirer sur les tiens.

- Contrairement aux Ishbals, mon peuple est vaste et disparate, et je le connais assez pour savoir qu'il regorge de monstres.

- Il faut qu'on retrouve tous les corps et qu'on les brûle, pour laisser le moins possible de traces, annonça-t-il simplement d'un ton pragmatique. Aide-moi à retrouver ceux que tu as tués.

- Il y en a un, sur lequel j'ai tiré, juste là, fis-je en désignant l'espace entre les arbres. J'en ai poursuivi un autre dans la forêt et l'ai tué, à quelques minutes d'ici. Mes lunettes y sont aussi, j'aimerais pouvoir les retrouver... si c'est possible. Sans elles, je dois avouer que je ne vois pas grand-chose.

- Kamar, va voir là-bas si tu retrouves un corps. S'il n'est pas mort, il est au moins blessé, tu le retrouveras à la trace.

- Bien, Scar, répondit l'homme en se dirigeant vers l'endroit que j'avais désigné.

Puis, lui et moi partîmes vers la forêt, une lampe à la main pour éclairer notre chemin.

La suite était simple. Nous avions retrouvé le corps et les lunettes, miraculeusement intactes, et avions rapporté le tout au camp. Il rejoignit la pile de cadavre de nos ennemis. Entre temps, les Ishbals avaient mis le corps de leurs proches dans le feu qui n'avait plus rien de joyeux, et ceux qui ne finissaient pas de charger les bateaux priaient en cercle autour des flammes. Une fois que tout fût prêt, les hommes balancèrent nos ennemis dans le feu, sans doute avec moins d'égard que pour leurs familles, puis tout le monde embarqua dans un silence de mort.

Fuir. Se cacher. Se battre parfois.

C'était cela, mon quotidien, maintenant.

Celui d'un renégat.

Bras de fer, Gant de velours - Deuxième partie : Central-cityOù les histoires vivent. Découvrez maintenant