Chapitre 12 - 6 : De retour (Roy)

107 16 3
                                    


- Patron, un whisky ! lançai-je tout en m'asseyant au bar.

La soirée avait un goût d'inachevé. Comme je l'avais prévu, j'étais sorti tôt du travail, la faim au ventre, le livre et son précieux contenu sous le bras. Mon chemin avait croisé celui de trois secrétaires qui discutaient joyeusement du restaurant où elles pensaient aller. Je les avais saluées, elles avaient rougi. Je leur avais demandé où était ce restaurant qui semblait alléchant, expliquant que nouveau à Central, je ne connaissais pas encore les bonnes adresses. De manière assez prévisible, elles m'invitèrent à se joindre à elles. Je passai donc la soirée en charmante compagnie, faisant connaissance avec ces jeunes femmes joyeuses.

A leur demande, je leur avais parlé d'East-city, je leur avais raconté un peu plus en détail quelques-uns de mes exploits. Ma réputation, professionnelle et personnelle, m'avait manifestement précédé. De leur côté, elles me décrivirent un peu plus la ville de Central, me conseillant les bars, les restaurants, les soirées dansantes... La soirée était passée vite, et j'avais senti une pointe de déception quand je les avais quittées avec un sourire et un geste de main.

De mon côté, je restais un peu dubitatif. Je ne pouvais pas dire que j'avais passé une mauvaise soirée, mais je n'avais pas d'affinité particulière avec elles, même si manifestement, aucune des trois n'aurait refusé de me raccompagner chez moi.

Je n'avais pas envie de rentrer tout de suite, alors j'étais allé boire un verre dans un des bars qui m'avaient été conseillés. Et je m'étais retrouvé ici, accoudé au comptoir, entouré d'inconnus, un whisky à la main, le livre sur les genoux.

Je regardais tout autour de moi, cherchant un visage, un regard, une silhouette qui attirerait mon attention. Les serveurs s'affairaient, les clients parlaient et riaient fort, couvrant presque la musique que crachotait le gramophone. Pour une fois que je pouvais entendre du Jazz, pourquoi fallait-il que les autres soient aussi bruyants ? Les lumières tamisées donnaient des airs de tableaux à un groupe de jeunes femmes bien habillées qui discutaient, installées sur une banquette.

J'aurais dû les trouver belles, attirantes, chercher à les séduire, comme je le faisais si souvent dans l'Est. Mais ce soir-là, je n'avais pas envie. Elles me paraissaient lisses, fades, presque banales dans leur apparence proprette et travaillée, vivant un quotidien tellement loin du mien que cela les rendaient juste... trop jeunes pour moi, d'une certaine manière.

Ce n'était pas l'esprit de collection qui me poussait à draguer, mais plutôt de la curiosité, une attirance pour l'éclat d'un regard, la douceur d'une voix ou une intonation qui laissait deviner un esprit brillant. J'avais envie de rencontres, de ressentir l'ivresse de la découverte et d'échanger un peu de tendresse, sans m'encombrer du fardeau d'un attachement trop profond. Et je prenais à cœur de ne pas laisser à d'autres l'occasion de trop espérer de ma part.

De toute façon, rien n'arriverait ce soir. La discussion de tout à l'heure m'avait déjà lassé, ma blessure me lançait un peu, et sur mes genoux pesait le volume relié des Liaisons dangereuses, que je couvais attentivement.

Je croisai le regard d'une femme qui me lança un sourire auquel je répondis presque machinalement ; mais au lieu d'aller l'aborder comme je l'aurais fait habituellement, je calai le dos du livre sur le zinc et l'ouvris à la première page, curieux de voir si je devais trouver un sens caché à ce livre, mis à part son contenu. Je survolai les lignes de texte de l'introduction, puis entamai le premier chapitre, qui commençait par une lettre. Le bruit dans le bar n'aidait pas vraiment à me concentrer, et ma lecture promettait d'être laborieuse. Je sirotai mon whisky comme du petit lait.

En quelques lignes, je vis se dessiner le personnage écrivant la lettre. C'était une jeune fille sortie du couvent, parlant chiffons, mariage et toilettes. Je manquai de lever les yeux au ciel : qui était cette petite niaise ? L'héroïne ?

Bras de fer, Gant de velours - Deuxième partie : Central-cityOù les histoires vivent. Découvrez maintenant