II. L'apparition

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Il est bientôt vingt-trois heures, déjà, mais le temps semble s'être figé. Il fait froid dans la chambre d'enfant, froid comme lorsque je courrais pieds nus sur le sable humide de la Bretagne, le nez dans le vent et des cris de joie dans la gorge. Avant les sanglots, avant les oreillers plaqués contre des oreilles trop fragiles, pour faire taire les vacarmes d'à côté.

La fouine s'agite dans le toit. Elle frappe de petits coups rapides contre le bois, réguliers. Je suppose qu'elle se lave, se gratte, derrière les oreilles, sur le bout du nez, comme maman chantait à côté du bain, en frottant bien partout pour enlever les traces de boues qui subsistaient de mes aventures chez les lutins au fond du jardin. J'essaie de l'ignorer, elle qui trouble cet instant si long, qui dénature le silence. Je ferme les yeux, comme si cela suffirait à faire disparaitre le bruit qui devient insupportable. Je serre les points et martèle à mon tour le toit de biais, si proche de mon visage, pour la faire taire, pour la faire fuir, mais rien n'y fait. J'ouvre les yeux excédée, et voit dans le ciel étoilé une tâche d'ombre qui voile la lumière des astres. On dirait un petit corps penché au-dessus de ma fenêtre, un petit corps transparent qui s'agrippe à mes velux et étrangement je le sens sourire. Quel joli nuage, est ma première pensée, avant de lui sourire à mon tour. Je me redresse, avec précaution pour ne pas me heurter au plafond si bas, et lui adresse un signe de la main. Elle me répond, agitant son bras. Je comprend que l'ombre me fait signe de lui ouvrir. Sans réfléchir, je m'exécute et soulève la lourde vitre. La forme se précipite à l'intérieur, faufilée par la mince interstice. Je n'essaie pas de comprendre et la fixe toujours souriante. Elle s'agite un peu, et prend son envol. Elle ne va pas bien haut, frôlant les lattes de bois qui culminent à deux mètres cinquante à peine. Ma chambre me parait minuscule alors qu'elle fait de petits tours autour de moi.

Alors j'essaie de tendre le bras pour l'attraper et me surprends à sentir la chaleur émanant de son corps me frôler. Elle s'arrête de tourner et m'effleure la joue, toujours suspendue à trente centimètres du plancher. Je sens un frisson me caresser et pendant quelques secondes, je retrouve mes six ans.

- Ah ! Te voilà !

Ce cri brise le charme. L'ombre fuit et je me retrouve nez à nez avec un jeune homme imitant la posture de celle-ci de l'autre côté de la vitre. Je recule brusquement, et écarte mes bras frêles derrière moi pour protéger. La nouvelle apparition soulève le velux pour couler à son tour gracieusement dans ma chambre. Un rayon de lune éclaire son visage mutin, taillé à coup de serpe et des tâches de rousseur étincellent sur ses joues. J'essaie de m'effacer un peu plus dans l'ombre de ma chambre, mais son regard me fixe. Un bruissement silencieux m'indique la présence de l'ombre qui s'affole, coincée entre le mur, l'armoire et moi. Plus un geste ne secoue mon corps, hormis le mouvement saccadé de mes épaules, régi par ma respiration paniquée.

- N'aie pas peur, murmure le nouveau venu, et je ne sais pas si il s'adresse à moi ou à ce qui se cache dans mon dos.

Je m'écarte lentement, hypnotisée par l'éclat vert de ses iris et sa voix d'ange. D'un bond brusque mais gracieux, il saute sur l'ombre et l'attrape par une cheville. Je pousse un petit cri de surprise, et de peur aussi ; il semble lui faire mal, la tord pour mieux la tenir. Sans détacher ses yeux de sa main, il me lance d'un ton détaché :

- Tu me donnerais un fil et une aiguille ?

Sans un mot, les mains tremblantes et le corps frissonnant, je me dirige vers mon bureau, ouvre l'un des nombreux tiroirs et en dégage de mon travail de broderie ce qu'il vient de me demander. Les pensées se bousculent, et seules mes lèvres closent empêchent les milles interrogations de jaillir et emplir la pièce. Je lui tends le matériel, lui me tend la cheville de l'ombre. Je le regarde, l'incompréhension se divulguant dans chacun de mes plis.

Jamais demainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant