XXII. Réveil

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Lorsque je reviens à moi, l'esprit embrumé, je suis encore dans la grotte, mais mes membres sont attachés. J'estime ma perte de connaissance à quelques minutes à peine et m'en trouve immédiatement soulagée. Dans les livres de médecine que laissait trainer ma mère, j'ai eu l'occasion de me renseigner sur les traumatismes crâniens et je sais que plus l'inconscience dure, plus les lésions sont sévères. Mon camarade, lui, semble sans vie à côté de moi et je frémis d'horreur à voir sa pâleur extrême sur ce sol de ténèbres. Autour de nous, des voix trop fortes crient des mots indistincts et je grince des dents à sentir de grosses mains m'empoigner. On me jette dans ce qui semble être une barque et j'émets un sanglot de protestation.

- La demoiselle est déjà réveillée ! T'as pas dû taper bien fort, l'anguille !

S'ensuit un tonnerre de rire, que j'essaie d'étouffer en vain. Un bruit mat et l'agitation soudaine de l'embarcation m'indiquent que Viktor m'a suivi. J'ai beau m'agiter pour prendre son pouls, je ne rencontre que le bois et ses échardes.

- Eh, regardez donc c'te truite ! Tu vas pas réussir à rejoindre l'eau, ma belle ! On va t' cuir, nous !

Un nouvel éclat déchire mes tympans et j'abandonne tout tentative. Je m'immobilise et essaie de ne pas laisser les ténèbres envahir ma vision. Je me concentre sur chaque détail de mon champ visuel, fixe l'écharde qui perce le bois, les ombres effacées que laissent les pirates, la buée qui se forme à chaque respiration. Une envie violente de vomir me prend mais je ne peux rien faire d'autre qu'attendre. Quand finalement l'embarcation quitte le rivage, je sens mon estomac se retourner encore, et je demande presque qu'on me soulève le torse mais n'ose pas. Je reste prostrée et prie les fées que mon mal se dissipe, en vain.

Je ne saurais estimer la longueur de notre trajet : peut-être me suis-je endormie, peut-être ai-je laissé voler ma conscience autour de l'Île, vers Peter et Lily, vers les Sirènes, peut-être sommes-nous seulement sortis de la grotte pour nous retrouver devant l'immense navire. Je ne sais pas mais lorsqu'ils me portent sur leur dos suant, me balançant à d'autres mains immondes, me retournant sans effort et sans précautions, je me maudis d'avoir voulu suivre Viktor dans cette aventure. Je ne veux plus de cela, je veux rentrer auprès de Lily et revoir les Enfants Perdus. Ma tête me fait souffrir et je goutte parfois à mon propre sang quand ce dernier vient glisser sur mes lèvres.

Viktor, je le sais, ne remue toujours pas : je les entends se moquer de lui, affirmant que peut-être, ils auraient dû frapper moins fort.
- Au Cap'taine !

- Et mais tu voudrais pas plutôt jouer avec celle-ci ? Regarde comme elle est fraîche ! J'en piquerais bien un morceau, moi ! ricane une voix nasillarde alors que mon cœur glacé plonge dans ma poitrine.

- Non, pas envie d'être en r'tard. T'imagine pas ce que le Capitaine pourrait nous faire.

Alors enfin on me remet sur pieds et je puis apercevoir le pont. Je remarque alors que je me trouve sur un trois-mâts. Un trois-mâts carré, je me chuchote. La passion de mon paternel pour la Mer me revient et je me surprends à pouvoir nommer la plupart des pièces du bâtiment. Devant nous s'élève le grand mât, frôlant le ventre des nuages, et devant, plus petit, le mat de misaine. On me retourne violemment et j'aperçois sur le pont arrière, le Capitaine. Son visage est masqué par son grand chapeau, orné d'une plume scintillante au soleil mais je puis voir s'échapper une moustache finement taillée. On me traine jusqu'à lui, mais cette fois en silence.
Alors, le capitaine lève la tête et me fixe d'un regard gris, océan déchainé et cris de mouettes, et dans son expression je ne perçois que la haine.

- Où est l'autre ? demande-t-il immédiatement, plus sèchement que le vent qui claque dans les voiles affaissées.

On lui explique l'état de mon ami alors que je fixe ce visage vieilli par le sel et les vagues, les quelques rides qui s'échouent sur ce front. Pourtant, ses cheveux sont plus noirs que l'orage et sa bouche sans âge crie des mots que je n'entends pas.

Il se détourne des autres et arrime ses iris dans les miens, et un coup de vent agite mon corps tout entier alors qu'il me demande d'un ton mielleux si je suis du côté de Peter. Je soutiens le regard, bien décidée à rester forte, malgré mes jambes qui flageolent et mon souffle qui s'échappe.

J'affirme que oui, et que jamais je ne trahirai ce garçon si cher à mes yeux et à mon coeur. Le Capitaine sourit et sort de son veston le crochet qui lui a donné son nom. Il l'approche de mon visage et, toujours avec le même accent doucereux, continue :

- Même si je te faisais perdre un œil ? Cela ferait une digne allure de pirate... Pas sûr qu'il te reprenne auprès de lui, ton cher Peter.

Je frémis mais ne bouge pas et le chat se lasse de la souris. Pour le moment, du moins.
Il retourne sur la table à carte, observe le cap et ordonne qu'on nous descende dans la soute au poudre.

- Mon ami a besoin de soins, je crie, mais on ne me répond que par un sourire sadique et un geste de la main.

- C'est de l'ombre et de l'humidité qu'il lui faut, ricane Crochet et on m'emmène dans les abysses du navire.

Jamais demainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant