XXXI

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- Attends ! je m'écrie soudainement, brisant l'harmonie du chant des vagues et des oiseaux dans le vent.
- Quoi ?
C'est à mon tour de bafouiller, de perdre mes mots. Je me relève, commence à trembler et elle esquisse un mouvement pour m'enlacer, pensant que c'est le froid qui me fait réagir ainsi mais je la repousse.

- Je sais pas, je sais pas, je sais pas, je répète en litanie, sentant l'air m'échapper.

Je n'ai jamais été très bonne en promesse, et l'idée d'en faire une pour l'éternité me demande autant de temps de réflexion. Je l'aime, je le sais, mais suis-je prête à l'affirmer au monde ? Suis-je prête à lui tendre la main, avec le même amour qu'aux premières fois, alors que milles ans ont passés ? D'ailleurs, je ne sais même pas si elle est comme moi immortelle, si les âges ne l'arracheront pas à moi, si je ne devrai pas endurer les terribles deuils lorsqu'elle me quittera.
Et si, à cause de nos différence, cela était voué à l'échec ? Et si son peuple me rejetait, moi l'Etrangère ? Les « et si » se bousculent et je commence à haleter difficilement. L'air, pourtant si abondant, me manque ici et l'Île entière semble tourbillonner sous mes pieds hagards.

- Claire, Claire, tu vas bien ? s'affole Lily en se relevant à son tour.
La tête me tourne, je ne sens pas les larmes dévaler mes joues. Et si elle pensait que je ne l'aimais pas ?
Tout me tourne le dos et mon coeur s'embrase de douleur. Non, non, non, pas maintenant, pas maintenant. L'angoisse terrible remonte ses griffes entre mes côtes, dans ma cage thoracique, et déchire mes os.  Elle remonte dans mes veines et arrache les nerfs ; elle ricane dans mon torse, et crée sa maison dans mon ventre, grimaçant de sa mauvaise blague et dévorant mes espoirs à grands coups de dents.

Mais la paume délicate de mon amie se pose dans mon dos, et une douce chaleur envahit mon torse. Elle saisit mon menton, pose ses mains sur mes joues strillées de larmes, et murmure :
- Tu n'as pas besoin de me répondre maintenant. Nous avons une vie entière devant nous. J'attendrai.
Aussitôt, sans que je ne comprenne pourquoi, ma crise d'angoisse me libère et je me jette dans l'étreinte de la fille aux yeux pétillants.
Elle me serre plus fort que le roc, et je m'évade entre ses bras.
Là, son odeur explose et dans mes inspirations longues, je retrouve les senteurs de la  forêt, de la mer et du ciel. S'y mêlent les crépitements du feu, le chant des étoiles et le cri des vagues ; la Nature est là, dans son âme et sur son corps, au fond de ses yeux et au milieu de son torse. Elle bat, vite, contre mon oreille, et je comprends que je pourrais mourir là. Mais il y a trop de choses à faire, trop de choses à vivre et je me dois d'aider l'Île, encore quelques instants.
A regret, je me détache et bredouille :
- On retourne au camp ?
Elle hoche de la tête, et se retourne pour jeter un dernier souffle à la mer. Cette dernière se calme, et les moutons d'écume qui dansent encore sur les flots fuient vers l'horizon un danger dont nous avons trop conscience à présent.

Pendant notre trajet, nous ne parlons pas car, je le sais, nous sommes trop occupés à penser. Réfléchir à ce qu'il vient de se passer, bredouiller quelques phrases n'a pas de sens puisque nous savons que seul le temps appliquera son baume réparateur, et seul les jours pourront nous rapprocher de ma décision.
Je ne peux expliquer clairement ce qui m'a fait refuser cette proposition, ce vœu d'amour, mais je sais que j'ai fait le bon choix. Je crains seulement perdre ainsi celle que j'aime.
Mais un mariage – car c'est de l'équivalent d'un mariage qu'il s'agit, après si peu de temps, n'est pas coutume de là où je viens, n'est pas dans mes habitudes. Je ressens ce sentiment, celui qu'elle nomme si aisément Lien mais comment puis-je déterminer ma vie future par ce mot ? Comment puis-je m'assurer que jamais je ne regretterai cela ?
Trop d'indécision, trop de réflexion, alors que c'est justement ce terrible monstre que je voulais fuir en venant ici.

Mais l'aventure prend dès à présent une saveur nouvelle, puisque je ne la vis plus seule. Et puis plus pour moi. Un monde doit être sauvé. Et je donnerai ma vie pour le protéger.

Lorsque nous franchissons les premières tentes, nous sentons immédiatement l'atmosphère changée. Une agitation violente secoue le Camp, et mille armes passent sous nos yeux écarquillés. La Tribu change de visage.

Lily les interroge, mais ils ne répondent que par syllabes détachées, que je ne comprends pas. Ce que je comprends en revanche, c'est que la guerre résonne sur toutes les bouches, sur toutes les mines attristées et je commence à percevoir la raison. La réunion, les plans, Clochette et Peter. Nous nous préparons à contre-attaquer les Pirates. 

Lily me saisit la main et m'entraîne avec elle vers la Grande Tente, en se faufilant à travers la myriade d'hommes qui se mêlent sur le sol boueux. 

On la laisse passer, et nous arrivons enfin devant son père, qui pose sur nous un regard grave. 

- Tu avais raison. Les plans sont sans équivoque, prononce-t-il seulement en enfilant une sorte de harnais, auquel sont accrochés différentes armes que je n'identifie  pas. Une fiole s'y trouve aussi, d'un vert éclatant, et rayonne sur le torse du Chef. 

Lily semble la reconnaître car elle y jette un regard horrifié. 

- Mais Papa, tu ne penses tout de même pas mener tous ces hommes au combat ?

- Ma chérie, tout a été discuté déjà. Nous subissons le joug des pirates depuis trop longtemps. Finis la Peur et l'Angoisse de voir au loin apparaitre les voiles noires de leurs méfaits. Nous sacrifions aujourd'hui de fidèles bras pour retrouver la paix d'antan. 

- Mais, j'ose demander, et Peter ?

- C'est lui-même qui nous a convaincu. Il mènera ses troupes, lui aussi, murmure le Chef.

Je suis horrifiée d'entendre ceci. Quelles troupes ? Quels enfants assez âgés a-t-il pu enrôler ?

- Mais assez discuté. Lily, il est temps d'enfiler ton attirail. Et Claire Filegil, si aujourd'hui tu es avec nous, montre-le de tes prouesses. 

J'abaisse la tête, trop effrayée pour être honorée. 

Nous sortons, et Lily court jusqu'à ses appartements. Je peine à la suivre et lorsque j'arrive enfin, elle s'écroule dans mes bras, son corps tremblant de sanglots. 

Je la serre dans mes bras mais n'ose lui annoncer mon départ, aussi soudain que cette déclaration de guerre. 

Du fangirl et des mauvaises nouvelles pour commencer ce nouvel an !
Bonne année et pleins d'étoiles à vous 🌟

Jamais demainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant