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LE LENDEMAIN, le soleil est déjà haut dans le ciel quand le chant des oiseaux me réveille. Viktor dort encore et j'ai dans le coeur la conversation d'hier. Je m'en veux de lui avoir ainsi menti mais je sais qu'exprimer mes vrais sentiments pourraient faire de moi la paria que j'étais chez moi. Hors de question de revivre l'horreur sur les visages, le dégoût des gestes, les insultes dans les pupilles dilatées.

Faire mine d'aimer Peter n'est pas une chose difficile et je me doute bien que nombreuses sont les personnes à être un jour tombées sous son charme : si ce n'est les fossettes charmeuses, les yeux d'émeraude aux éclats de malice, où se déposent des paillettes d'or, c'est ce qu'il représente. Liberté, enfance, et bonheur se mêlent dans cet être, qui semble avoir été dessiné par des mains d'anges et animé par un diablotin espiègle. Quelle parfaite créature pour nous, qui venons chercher auprès de lui notre divine délivrance. Il ne doit pas même s'en douter. J'ai hâte de le revoir et mes sentiments de profonde amitié ne sont pas feins, car il appelle hors de moi mon enfance, mes jeux innocents et mon bonheur d'antan. Je ne crois plus à mes 18 ans, jamais je n'y croirais car jamais je ne les fêterai. Ils resteront souvenir effacé d'une menace aujourd'hui ridicule, car sur ce monde, je le sais, je resterai gamine des bois et des prés.

Je sors de ma couchette et ravive un peu les braises écarlates pour espérer retrouver le feu. La rosée chatouille mes mollets nus et éraflés par les derniers jours alors que je fouille dans le sac pour trouver de quoi constituer un déjeuner digne de ce nom. Viktor tranquillement grogne mais je l'incite à dormir encore un peu car il semble en avoir besoin. Je continue à m'affairer autour de lui, jusqu'à ce que finalement, il s'extirpe du lit pour me rejoindre. Nous partageons un pain, en nous réchauffant les orteils gelés auprès du feu, qui crépite de bois mouillé.

- Et du coup, c'est quoi ton histoire ? me demande soudainement Viktor.

Je sursaute, étonnée de cet intérêt, mais surtout de cette question si incongrue.

- Oui, je sais, on en parle pas normalement mais nous deux, on est spéciaux donc...

- Spéciaux ? je m'exclame.

- Et bien oui, nous sommes les plus âgés ! il me répond, d'un air si désinvolte que je réalise que ce simple fait ne m'est jamais parvenu à l'esprit.

Je me tais quelques instants, laissant le chant des oiseaux emplir le silence, avant d'expliquer brièvement :

- Rien de particulier, j'allais avoir 18 ans, j'ai prié pour que cela n'arrive jamais. Peter est arrivé.

- Et avant ?

Je frissonne, et des images réprimées sautent devant mes paupières.

- Si tu veux pas en parler, t'inquiète je comprends. C'est pour ça que peu de gens parlent de leur passé ici, me rassure Viktor.

- Non, ça va. Rien de particulier, juste... ouais, alcool, conflits, tout ça.

- Je vois le truc.

Je suis soulagée que son ton ne soit pas condescendant. Soulagée qu'il n'ait pas prononcé la phrase si terne qu'elle ne fait que raviver la douleur, qu'il n'ait pas prononcé « Je suis désolé ».

- Et toi ? je souffle après quelques instants.

- Allemagne, le Mur et toutes ces conneries. J'ai pété un câble, voulu m'enfuir et là, Peter Pan me tend la main. Je suis là depuis.

- Attends, depuis tout ce temps ? je m'écrie.

- Et oui, je suis vieux, s'esclaffe-t-il en regardant mon air ahuri. C'est d'un côté pour cela que je suis le bras droit de Peter. Je connais tout à présent.

Je me tais et silencieusement espère un jour devenir aussi érudite que lui. Savoir les merveilles qui se cachent, les destins qui s'entremêlent, connaître chaque pierre, chaque ronce de cette île.

- Enfin, pas tout. L'Île est si grande, pleine de recoins insoupçonnés. Personne, pas même Peter ou les Indiens connaissent tout de l'Île.

Je remarque alors que l'appellation « Indiens » sort de toutes les bouches ici, mais je n'ose pas les contredire. Je dodeline de la tête, lentement, et laisse mes cheveux absorber la lumière du soleil, bien haut à présent. A nos fronts brillent la couronne de rayons du jour, étincelante comme les mille joyaux de l'Ile sous l'éclat de l'astre.

- Sans se rendre compte, Peter m'a probablement choisi comme lieutenant de sa petite troupe à cause de mon vrai âge, murmure le grand blond en éloignant son regard du mien, trop inquisiteur, trop curieux.

- Comme cela ? je me risque, interpellée surtout par l'expression « vrai âge ».

- Avant d'arriver ici, j'avais 17 ans. Je suis presque adulte sur terre. Comme toi, en fait. Et les adultes ne sont pas les bienvenus ici. Les enfants qui grandissent doivent nous quitter quand ils atteignent cet âge.

Je frissonne car je sais que cela pourrait d'appliquer à moi.

- Mais nous arrêtons de grandir, quand nous venons ici, non ?

- Pas toujours, pas toujours, soupire Viktor. C'est aléatoire, un jeu du sort, une sorte ce loterie d'ici. Alors c'est plus simple de voir chez les petits s'ils grandissent, parce que les changements se voient et s'observent. Alors, on les renvoie d'où ils viennent et tout va bien. Le temps est une drôle de chose ici, une boucle infinie, une sorte de tapisserie de secondes sans vraiment de ligne. Pas de droite, plutôt des virages, des loopings, des points parfois mais jamais rien n'a de sens. Enfin bref, si tu veux, certains continuent à grandir. Toi, tu serais assez surveillée, car tu es âgée et proche de l'âge adulte.

Je hoche de la tête mais cela me parait bien loin, bien impossible à imaginer. C'est pour les autres, ces histoires. Jamais je ne grandirai, je le sais dans mes veines, dans mon coeur, dans mon âge : à jamais enfant, à jamais heureuse ici parmi les fleurs et les fées, entre les chasses au trésor et les fêtes au coin du feu.
Jamais demain ne m'attrapera car je sauterai à hier et puis aujourd'hui sera une notion permanente.

- Dans tous les cas, c'est plus facile à vérifier chez les filles, si elles grandissent ou pas.

- Ah bon ?

- Bah oui, les règles ! Le cycle du corps continue, si tu grandis.

Je me surprends à sauter de joie, car l'idée de ne plus jamais ressentir la torture mensuelle, les boyaux qui se tordent, la tête qui tape continuellement rend mon coeur plus léger que les plumes des Arcans.

((oui quand Viktor parle du Mur, il s'agit du mur de Berlin))
J'aime de plus en plus ce personnage de Viktor et j'espère que c'est votre cas aussi ! Le passé de Claire s'éclaircit un peu, mais reste assez flou : c'est un peu fait exprès, je l'avoue !
Je me réjouis de vos jolis commentaires et vous souhaite un beau week-end !
Klara

Jamais demainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant