XIII

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- Tu vois, au milieu de la forêt, la clairière ?

Au-dessous de nos corps ballotés par le vent s'étale une luxuriante forêt, comme celle qui se trouve dans mon ancien monde, avec des pins plus hauts et plus fiers que des gratte-ciel. J'aperçois en effet ce dont parle Peter et hoche la tête pour le lui faire signifier.

- Et bien, au milieu, il y a un arbre tout rabougri, qu'on verra tout à l'heure. C'est là notre cachette.

- L'Arbre du Pendu ? Mais ce n'était pas la cachette qu'avait découverte Crochet ? je m'inquiète.

- Bien sûr ! Ce vieux crétin n'imaginerait pas qu'on y retourne ! On est mieux caché là-bas que n'importe où sur l'île ! Je suis un génie, s'écrie-t-il avant de pousser son cri d'oiseau moqueur.

Je rigole, et je le sens perdre de la hauteur, pour se poser en douceur dans l'herbe grasse et les fleurs multicolores qui parsèment la clairière. Il halète un peu, essoufflé d'avoir dû me porter jusqu'ici. Je me relève aussitôt, impatiente de découvrir sa demeure. J'aperçois le vieil arbre, une carcasse de chêne qui ouvre ses entrailles, et dont les branches craquelées sont autant de bras maigres qui s'élancent dans toutes les directions. Une simple feuille s'agite sur l'une d'elles et je comprends alors la vie qui s'en échappe encore, malgré l'apparence famélique que crie l'arbre.

Je m'élance vers lui et pose ma main sur son écorce rêche. C'est peut-être la fatigue qui parle, mais je jurerais entendre un grognement émerger de ses racines. J'attends Peter et, ne pouvant plus contenir ma joie, l'étreins lorsqu'il est assez proche. Surpris, il se laisse faire et pose même sa main sur mes omoplates et chuchote à mon oreille :

- On y va ?

J'acquiesce, la gorge serrée. Soudain, l'anxiété prend mes jambes et je manque de tomber entre les grosses racines qui sortent de la terre. Et s'ils ne m'aiment pas ? J'ai conscience du caractère de Clochette, on m'en a assez parlé mais les Garçons Perdus me sont tous inconnus.

Peter pénètre dans l'obscurité du ventre ouvert de l'arbre et disparait, ne laissant de trace que son odeur boisée qui s'attarde dans l'air. Je décide de le suivre et me faufile dans l'interstice qui s'élargit vite. Je suis privée de tous mes sens, excepté celui du toucher et mes mains m'indiquent le chemin, que je suis précautionneusement. Mes yeux s'habituent à la pénombre, juste à temps pour que je distingue un escalier aux marches inégales qui s'enfonce un peu plus sous terre et en bas duquel m'attend la silhouette fine de Peter.

Arrivée en bas, nous devons encore avancer dans un couloir de terre étroit. Je sens l'humidité suinter des murs et mes pieds froids claquent à chaque pas sur le sol. Enfin, nous arrivons devant un pan de tissu, duquel s'échappe des rayons de lumière, des rires et des chants. Je comprends que nous sommes arrivées et mon visage s'éclaire d'un sourire. Toute trace de panique a déserté mon coeur, assez grand pour accueillir tout l'amour du monde en cet instant. Je pousse délicatement la peau, qui s'écarte pour laisser place à une grande salle. Dans l'éclat des lampes s'agitent des silhouettes familières, qui escaladent les poteaux et les poutres, sautent de racines en racines, et crient des mots indistincts que je souhaite comprendre. Cà et là, des hamacs, des matelas abimés, des instruments de musiques que je ne reconnais pas, et des armes improvisées s'amoncellent entre les enfants, qui jouent. Certains ont mon âge, d'autres semblent à peine sortis du berceau. Un d'eux, une frimousse rougie par l'effort, s'arrête devant moi pour m'offrir un sourire édenté, avant de disparaitre dans la foule.

- Eh bien, je ne m'attendais pas à autant d'enfant !

Peter m'adresse un sourire avant de se retourner et de tonner :

- Gaaaaaarde à vous !

Aussitôt, les enfants cessent leurs jeux et s'alignent devant nous en deux rangées. J'estime alors leur nombre à une quinzaine. Le garçon qui m'a souri tout à l'heure se détache des autres, avec sa touffe de cheveux rousse, qui ressemble beaucoup à celle de Peter.

Je suis aussi surprise d'apercevoir quelques filles dans ces rangs, qui ne se détachent qu'à peine du groupe : certaines ont les cheveux coupés ras, d'autres des queues de cheval comme certains garçons mais seuls leur visage dénonce leur genre.

- Mais... Pourquoi les nomme-t-on "Garçons Perdus", alors ? je laisse échapper.

- Au départ, on avait que des garçons. Maintenant que des filles nous ont rejoints, on a gardé le nom. Mais bon, peu d'importance. Ici, on est surtout des enfants, répond Peter avec insouciance.

- Alors pourquoi pas les appeler "Enfants Perdus" ?

- Je suppose que ça marcherait. M'enfin, appelle-les comme tu le souhaites. Ils s'en fichent.

Cette différence entre le comportement de Peter et celui de la Tribu m'intrigue : Lily et son peuple accordent tant d'importance aux noms que je n'ai osé révéler le mien qu'aux personnes que je connaissais. Peter n'a pas conscience du poids des mots et bien que je ne me sente pas apte à l'éduquer sur ce sujet-là, je me promets d'être moi consciencieuse.

- Bon, je vous présente Claire, Claire voici les Garçons Perdus, ou les Enfants Perdus, comme tu veux. Je vous laisserai faire connaissance, soupire Peter, dont la fatigue commence à paraître sur son visage.

Il passe devant les enfants et rejoint un grand siège de bois sculpté dans une des grandes racines qui traversent la salle et finit par demander :

- Quelqu'un a vu Clochette ?

Aucun des enfants ne répond, alors Peter ferme les yeux et déclare avec nonchalance :

- Elle est surement retournée voir la Vallée des Fées. Elle reviendra bientôt...

Jamais demainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant