XXVI. La Libération

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Sortis de la cambuse, nous grimpons l'échelle qui vacille et manque de s'écrouler sur elle-même à chaque instant, pour arriver entre les couchages des matelots, que nous traversons rapidement. Viktor emprunte seulement un bandana, qu'il accroche à ses cheveux pour le rentre moins reconnaissable. Pour ma part, je sais que c'est vain.

Quand finalement nous parvenons au pont, juste en dessous du Grand-Mats, les embruns s'écrasent sur mon nez et je vois que le navire traverse rapidement les flots de la Mer Imaginaire. Les voiles claquent dans un vent trop fort pour être réel, et recouvrent le bateau d'une ombre malsaine. Des cordages tourbillonnent autour de nos corps entrelacés par l'adversité et de gros nuages sombres annoncent une tempête au loin.

- Nous nous éloignons de la plage. Il va falloir se dépêcher, observe mon ami avec une mine froncée.

Je ne prends pas la peine de répondre et m'élance sur l'un des escaliers entourant la porte des appartements du capitaine.

- Qu'est-ce que tu fais ? s'alarme Viktor en me suivant néanmoins.

Sans aucun mot toujours, je lui fais signe de m'attendre là. Il adopte alors une expression scandalisée que j'ignore pendant que j'enjambe la balustrade. En-dessous de mes jambes suspendues bouillonne l'eau noire et l'écume s'écrase furieusement contre la poupe qui disparaissait dans la gueule acérée de ce monstre agité. Un coup de vent agite le bâtiment et je m'accroche au bastingage, m'arrachant les jointures pour ne pas m'abîmer dans les ténèbres des abysses qui s'étalent devant mes yeux. A quoi pensais-je ?

Je respire un grand coup d'air froid, et ma gorge proteste en quinte de toux mais je résiste à la peur et m'élance. Mon pied droit se détache du bord et je saute dans le vide pour atterrir sur le balcon du Capitaine, saine et sauve, mais le coeur qui s'envole.

Je me range immédiatement à l'abri des regards, derrière une statue de bois qui termine la grande fenêtre et jette un coup d'oeil à l'intérieur. Je ne vois malheureusement pas grand chose, mais aucun mouvement n'attrape mon regard alors j'imagine être seule. Précautionneusement, je me glisse jusqu'à la fenêtre en priant pour que Crochet l'ait laissée ouverte. C'est le cas, et une vague de soulagement envahit ma poitrine. Je l'entrouvre un peu plus et puis m'y faufiler, en essayant de faire preuve d'autant d'agilité que possible mais finis tout de même par m'écraser bruyamment contre le sol.

Aussitôt relevée, je rampe jusque sous la table à laquelle j'ai mangé avec le capitaine, alors que s'engouffrent dans la pièce quatre bottes noires.

- Mouche, tu te fous de moi ?

Le premier pirate tonne d'une voix grave comme l'orage et semble saisir l'autre matelot par le col, puisque les pieds de ce dernier quittent le sol.

- Non, mais non j'avais entendu quelqu'un, je vous le jure !

- Maudit sois-tu ! Tu n'as entendu que le vent dans la fenêtre !

La voix du pauvre mouche s'étrangle dans sa gorge et le pirate à la voix grave le jette sur le sol, où il s'écroule avec un bruit mat. J'ai la gorge serrée pour ce petit homme gras, au visage défiguré, et manque de me précipiter vers lui pour l'aider mais me retiens.

Le premier matelot quitte alors les appartements du capitaine, laissant derrière lui la poupée molle que crée le corps de Mouche sur le plancher de chêne.

Quand le petit homme grogne et se retourne, je cesse de respirer, comme si l'absence de mon souffle pouvait me rendre invisible à l'oeil grisâtre de l'autre. Il se remet sur pied, essuyant rageusement son visage livide d'un coup de manche avant de poser son unique iris sur mon corps ratatiné.

Je lance alors d'une voix silencieuse la prière que son âme puisse me prendre en pitié, que ses oreilles puissent oublier le rapide halètement qui s'échappe de mes lèvres sèches, que sa pupille ignore mon visage caressé de larmes et de sueur et que son coeur crie comme le mien ce désir de fuite.

Alors, son regard toujours planté dans le mien, il se relève et sans un mot, sans un bruit, s'éloigne.

Je m'écroule en pleurs lorsque se ferme derrière lui la lourde porte mais je ne l'ignore pas : pas une seconde n'est à perdre. Les joues baignées de sanglots, le corps tremblant de gratitude, je m'extirpe de ma cachette précaire et m'élance vers le meuble où scintille les clochettes vacillantes de Clochette. Je m'étonne d'apercevoir sur la console d'étranges bouteilles peintes de noirs, scellées par une cire grise, qui semblent palpiter comme trois coeurs. Je me reprends : je n'ai pas le temps de m'intriguer des bibelots des pirates.

Je saisis alors une barrette, souvenirs de ma nuit avec la Tribu et le doux sourire de Lily qui s'y reflète encore rend mon coeur plus courageux. Je commence alors mon laborieux travail, dicté par le temps qui s'écoule rapidement. Je ne dois pas tarder. Je crochète, je tente de déverrouiller cette serrure ferme qui se débat entre mes doigts et refuse de se laisser faire. Mais je suis parvenue à bout de porte plus robuste, de cadenas d'acier si résistant que mes ongles laissaient place à de la chair ensanglantée. Cette serrure d'or est presque malléable entre mes doigts d'experte. Enfin, le cliquetis tant attendu résonne dans la pièce et je m'empresse d'ouvrir cette cage improvisée pour en sortir Clochette. Dans sa boîte de cristal, elle gît immobile et pâle, face contre terre et tremblante. Je lui chuchote :

- Clochette, je suis ici avec Viktor. On vient de secourir.

Elle ne répond pas mais s'agite. Je me saisis de la clé d'or qui luisait à côté de sa prison et libère la fée de son piège de verre. Dans ma main, elle parait encore plus fragile et j'ose à peine la glisser dans ma poche pour la cacher.

Ensuite, ma main s'engouffre dans les plans et schémas étalés sur la table à carte et je vole quelques feuillets et plans qui me semblent intéressants et les sentir chiffonnées et pliés dans ma main me donne un élan de courage que je ne comprends pas.

La première partie de mon plan s'achève ainsi.

Jamais demainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant