Chapitre vingt-deux : Tom

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Je n'en peux plus de toutes ces pompes qu'il me force à faire. Surtout qu'il me regarde assis avec Jun qui ne peut pas s'empêcher de commenter. Infirmes ou non, j'ai envie de les frapper. Je me mords les doigts de ne pas avoir exagéré mes blessures quand Kale était inquiet. J'aurais pu éviter cette séance harassante.

Mon mentor m'a reparlé de la baston avec les six types. Nous avons discuté techniques, des décisions qui auraient été plus judicieuses. Il a voulu savoir dans quel état d'esprit j'étais, ma stratégie sur le moment, ce que je changerais. Heureusement, la plupart de mes réponses ont semblé le satisfaire. Je n'ai pas aimé être cuisiné de la sorte, surtout que même une semaine après je rêve encore de hall lugubre avec cette lumière verdâtre. Je me suis pratiquement chié dessus, plus j'y pense, plus je m'en rends compte. Quand j'étais au sol, j'avais espoir qu'ils se détournent, mais je ne savais pas quoi faire. J'imaginais que Kale ne s'en sortait pas non plus. Ce type est vraiment balèze, sans lui nous étions foutus et pourtant il m'a remercié de l'avoir débarrassé d'un des camés. Cette scène me paraît, toujours, surréaliste quand j'y pense et par réflexe, je cherche mon pendentif. Un peu de courage en poudre pour affronter tout ça me fait diablement envie. Heureusement, elle passe vite.

J'espère atteindre son niveau, parce que même si je n'ai jamais fui l'action, je ne m'y suis frotté que quand je possédais des avantages. Pas en sous-nombre, dans le noir presque total et avec un tout petit couteau. Utile, mais qui semblait bien peu de choses face à la mort. Mes réticences sur le choix de Kale de me sauver me reviennent par vague dans la tête, sauf que je n'ai pas osé lui en parler. J'imagine qu'il pourrait me virer pour mes doutes et donc je me ferais tuer, parce que j'en sais trop. Le pire c'est que ce qui me paraît le plus insupportable là-dedans, ce serait de le décevoir.

Je finis par m'écrouler sur le parquet en nage.

— Vraiment un excellent potentiel. Il est tellement épuisé qu'il me donne des idées, glousse Jun.

— Heureusement qu'avec un coup dans les côtes je peux te sécher alors.

Il me provoque de nouveau, comme au premier jour, mais je ne sais jamais s'il est sérieux ou pas. De toute façon, même s'il a retrouvé un peu de sa superbe en attachant ses cheveux en une minuscule couette au-dessus du crâne et qu'il a meilleure mine, il ne m'intéresse pas.

Du moins pas pour le moment. L'abstinence finira bien par me peser, et là...

— Tu l'as bien dressé le petit, continue à me charrier Jun. La première fois, il était beaucoup plus mordant.

— Pitié, Jun, soupire Kale. Plus que quelques jours à tenir et tu pourras rentrer chez toi, alors essaie de m'épargner tes allusions lubriques. Ça m'amusait au début, mais plus maintenant.

— C'est nouveau.

Jun jette un regard perçant à Kale. J'ai l'impression qu'il a compris un truc ou qu'il y a un secret que j'ignore, mais je ne devine pas quoi. Niveau sexe, s'il y en a bien un qui ne semble pas s'y intéresser, c'est Kale. Il en a peut-être trop vu avant sa vie de Rédempteurs. Il y a plein de choses dont il ne m'a jamais parlé. Il a scanné mon existence en long en large et en travers pour me comprendre, sauf que je n'avais pas la légitimité de lui retourner les questions.

Sans panache, je me relève et vais me chercher un verre d'eau avant de rejoindre les deux autres sur le canapé.

— Ils pensent peut-être qu'on s'est fait crever au QG, déclare Jun après un long silence.

— Tu crois qu'on va subir des conséquences ? demande Kale.

— Possible.

— Quel genre ? osé-je intervenir.

— Ça peut aller de la simple raclée à la mise à mort. Après tout, j'ai peut-être grillé ma couverture et rien ne garantit que je récupère. Je suis peut-être devenu un poids. Et de temps en temps, il faut bien un exemple... Je suis désolé, si je vous entraîne avec moi, je plaiderai votre cause.

— Je t'en devais une, Jun. Hors de question que je te laisse te casser la gueule seul.

— J'ai trente-deux piges, c'est l'âge où beaucoup se cassent la gueule.

— Vous êtes déprimants, dis-je. Nous sommes toujours en vie et pour ma part en pleine possession de mes moyens. Je n'ai conduit personne au QG à mon insu, on a trahi personne. Quand je suis sorti récupérer la bouffe chez moi, je n'ai vu aucun groupe suspect, nous avons clos le problème sans leur aide.

— Oui, mais ça fait des jours qu'on bosse plus. Plus aucune patrouille ni aucun compte rendu sur ce qui se trame dans les boîtes. C'était moi qui m'occupais de ça, l'organisation est en partie aveugle parce que j'ai fait la bêtise de mal juger une situation.

— T'es humain ! Et tu as bien fait ton taf, au point qu'ils n'ont même pas soupçonné que tu étais un Rédempteur ! Merde, ça devrait compter !

— Mais quelle fougue il a celui-là, c'est tellement tentant.

— Tu veux dire qu'il est trop optimiste pour ce monde, soupire Kale. Et si t'as envie de le sauter, attends qu'on ne soit plus coincés ensemble.

Je lève les yeux au ciel, je ne suis pas pris au sérieux. Jun se moque toujours de ma poire en me lançant des regards concupiscents et amusés. Il adore me provoquer. Et Kale s'imagine qu'on flirte pour se mettre dans des dispositions plus charnelles. C'est ridicule.

— Ah, il n'a pas refusé ! s'enthousiasme Jun.

— Quoi que je dise, tu n'écoutes jamais. Je vais faire à bouffer.

Pendant que je m'occupe des lentilles, je rumine. Ça me ferait chier qu'à notre retour chez les Rédempteurs, nous nous fassions buter. Tous ces efforts pour rien... Si la situation doit se finir aussi brutalement autant aller dans mon appartement consommer mon stock de coke. Voire même devenir un fugitif. Je pourrais partir tout au nord de la Zone. Je ne les imagine pas déployer une masse trop importante d'énergie pour me retrouver, ce serait ridicule. Je préfèrerais tenter une fuite plutôt que me jeter dans la gueule du loup en attendant qu'on m'exécute. Si seulement nous pouvions quitter la prison de notre Zone, mais c'est impossible. Tôt ou tard, je me ferai avoir, mais au moins j'aurai essayé quelque chose.

Les deux vieux continuent de parler. Ils évoquent les chefs, pour savoir de qui se méfier. Qui sera reconnaître qu'ils ont agi au mieux et le plus prudemment possible. Et au final, à part Tade qui les a formés tous les deux, ils ne sont pas très optimistes. Ils ne connaissent même pas le visage des cinq autres. Quand il y a des ordres de mission, soit Tade leur fait la course, soit ils les rencontrent cagoulés. Toutes mes illusions sur les Rédempteurs s'effritent. Ils sont tout aussi égoïstes et durs que les autres. C'est simplement Kale qui a un sens de l'honneur décalé dans ce monde. C'est pour cette raison qu'il m'a sauvé la vie, c'est pour ça qu'il a tout donné pour sauver Jun et c'est peut-être pour cette gentillesse que nous allons crever tous les trois.

Concentré sur ma tâche, Kale m'interpelle, il est très sérieux d'un coup et j'ai un mauvais pressentiment.

— Cette nuit tu vas au QG faire un rapport et expliquer ce qu'il en est et surtout voir si Tade est disposé à discuter avec toi. Tant qu'on ne se montrera pas, je ne pense pas qu'ils te retiennent. Mais le risque existe. Ne mens pas, mais il faudra que tu décrives la situation sous son meilleur jour. Qu'on s'est débarrassés de six mecs, qu'on a pu en faire parler un, que t'as pas été suivi, qu'on a pris des précautions avant que tu reviennes et compagnie. Ça ira ?

— C'est pas comme si j'avais le choix... répliqué-je en grimaçant.

Au-delà de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant