J'ai nettoyé le hall à grande eau et j'ai eu moins de mal que prévu. Les installations fonctionnent toujours dans l'un des dépotoirs du rez-de-chaussée, ce qui m'a évité de devoir prendre les escaliers. En plus, il y avait de vieux draps moisis dans lesquels j'ai emmailloté les corps pour les traîner péniblement dans cet endroit délabré. Ma plaie la plus importante au mollet ne s'est jamais vraiment arrêtée de saigner. À chaque fois que j'ai forcé dessus, mon hémoglobine dévalait ma peau. Pourtant, j'ai serré un bandage de fortune autour. J'ai la tête qui tourne, je me sens las, mais le plus dur est fait.
Puis ces connards avaient pas mal d'oseilles dans les poches, entre autres. Les miennes débordent du coup, c'est toujours ça de pris. Je me console comme je peux.
J'inspecte une dernière fois le carrelage, je ne l'ai jamais vu aussi propre. Quand la poussière le recouvrira, les résidus de sang ne seront plus que du passé. Une fois les cadavres carbonisés la nuit prochaine, toute cette histoire pourra être oubliée. En claudiquant, les bâtons lumineux à la main, je remonte mes escaliers de la mort. Je me retourne pour vérifier que mes chaussures n'ont pas laissé de marques d'hémoglobine. Il semblerait que non. J'ai peur qu'après la première acrobatie, je ne puisse pas en dire autant des marches. Le saut au-dessus du vide m'arrache un grognement. Il me faut quelques instants pour reprendre l'ascension.
La montée est interminable. Ma respiration saccadée résonne dans la cage d'escalier, je sue, j'ai mal et mes appuis sont de moins en moins solides. Le sang serpente lentement de mon mollet, il me chatouille, mais ce n'est pas le moment de m'en tracasser, je ferai nettoyer à Tom. S'il revient...
Pour l'instant, c'est ma situation qui me préoccupe, ce serait vraiment con de m'effondrer maintenant. Très con. Même éviter les débris sur certains paliers m'a demandé un effort. Je suis pathétique. Il ne me reste que deux trous à dépasser avant de pouvoir enfin me reposer. Le dernier ne compte pas vraiment, il n'est que d'une marche, le plus dur c'est maintenant. Je prends appui de ma jambe valide et saute.
À la réception, mon pied glisse, je tente de me stabiliser avec le blessé qui, non seulement cède, mais avec le sang ma chaussure ripe. Je bascule en arrière, je parviens à me retourner, mon torse et mes coudes rencontrent lourdement les marches du dessous.
Ma respiration est coupée, je bats des pieds pour essayer de remonter. Les bâtons sont deux marches en dessous éclairant timidement ma situation. Je tente de repérer quelque chose à quoi me raccrocher pour me hisser, mais rien. Je pousse sur mes bras, je gaine mes abdominaux et balance mes jambes jusqu'à parvenir à glisser mon ventre sur le palier. À bout de souffle, je rampe encore de quelques centimètres pour m'abandonner sur la pierre froide et la crasse.
C'est du bruit dans le hall qui me ramène au présent. Tétanisé, je demeure à l'affut. Si ce sont des nouveaux assaillants, je suis foutu. Même si je peux cacher la luminosité des bâtons, il reste celui devant ma porte et la lumière qui émane de mon appartement.
— Kale, murmure la voix familière de Tom.
— Je suis en train de monter, dis-je.
Je suis soulagé que ce soit lui, je me redresse avec difficulté et me relève.
Tom grimpe, il semble épuisé. Un poids me quitte de voir Jun en travers de ses épaules. C'est qu'il est vivant, nous n'aurons pas fait tout ça pour rien.
— Qu'est-ce que tu fais là ? demande-t-il en me détaillant appuyé contre le mur.
— Je suis tombé, je reprenais des forces avant ton arrivée.
— Ne bouge pas, je vais déposer Jun sur ton lit et je viens t'aider.
— Ce n'...
— J'ai pas de patience là. Si tu t'écrases, ça me filera du taf en plus.
Tom n'ajoute rien et moi non plus, puis il saute par-dessus le trou. Je ramasse les bâtons en me promettant de lui reparler plus tard de sa petite poussée d'autorité. Je sais qu'il n'a pas tort, mais il faudra que je le recadre.
Deux minutes après, il est là, il m'attend sur le surplomb en me tendant la main. Il est un peu trop loin, mais je sais qu'au moins il me rattrapera. Je saute et saisis son bras. Il me stabilise et pousse le vice jusqu'à m'aider à enjamber le petit trou que j'aurais pu surmonter seul. Je suis vanné alors je me tais. Il ramasse le bâton lumineux devant la corde et demande :
— Je la retire ?
— Oui, s'il te plaît.
La douleur me bouffe le peu de capacité de concentration qu'il me reste. La nuit blanche ne doit pas aider par-dessus le marché. J'ai la présence d'esprit de me traîner jusqu'à la douche, je me déshabille dedans laissant mes fringues s'imbiber de flotte. L'eau ravive la douleur, la pulsation sourde se transforme en brasier et la plaie se remet à saigner.
— Oh putain, Kale ! Tu pisses grave.
Je constate qu'il dit vrai, le sang ne coule pas vite, mais il ne semble pas vouloir s'arrêter. J'aurais peut-être dû retirer mon bandage de fortune et mon pantalon avec plus de précautions.
Tom me force à me dépêcher et à m'allonger sur le lit.
— Heureusement que je t'ai expliqué que la couture c'était pas ma came, râle-t-il.
— Les quelques points que tu as faits sur Jun étaient bons, ça va aller.
C'est à ce moment-là que je le regarde pour la première fois et merde ! Il a pris cher lui aussi. Il a une pommette violacée, ainsi que le menton et une plaie assez moche à l'arcade, ses bras sont rougis et virent au bleu. Rien de bien sérieux, mais il ne doit pas être à la noce non plus.
Sur mes deux entailles au mollet, une commence sur le devant, alors je débute mes points. Je déteste devoir m'en faire, cette putain d'appréhension avant de planter dans des chairs déjà douloureuses sans qu'on les fasse chier. En plus, mes mains tremblent, c'est un calvaire.
— Je vais le faire, détends-toi.
J'abdique et m'allonge près de Jun dont le sommeil est lourd.
— Ils ont dit quoi les Pharmacos ?
— Il ne semble pas saigner dedans, mais il lui faut beaucoup du repos et éviter les coups pendant un moment.
— Il est tout amorphe, il n'a fait que dormir ! Il doit y avoir un truc qu'ils ont pas vu.
— Elle a sous-entendu que ça pouvait venir de sa tête. En plus d'avoir été passé à tabac, il a été violé apparemment.
— C'est pas la première fois, ça l'a jamais mis dans cet état.
— Peut-être qu'il s'est vu crever, ça fait jamais de bien.
Je retiens des grognements à chaque pénétration de l'aiguille.
— T'as bien fermé la porte ? dis-je pour me distraire.
— Oui, essaie de relâcher la pression, il va falloir que tu te retournes en plus. Donc relax. Pour le moment on va panser nos plaies et prendre un peu de repos. À moins que tu aies changé d'avis et que tu déménages.
— Non, puis t'as entendu le dernier qu'on a buté, personne ne savait qu'ils étaient là.
— Comme tu voudras.
Je me mets sur le ventre et laisse mon apprenti s'occuper de moi, il est doux, même si le désinfectant qu'il verse sur la plus grosse des lésions me brûle à mort, rendant inefficace qu'il soit si délicat.
C'est un chouette type Tom. Et beau qui plus est... Même avec la gueule en l'état actuel. Je me demande si c'est une possible aversion pour les hommes quia motivé son désir de ne pas finir avec la clef. Je sais qu'il y en a des comme ça. Pour qui survivre ne mérite pas qu'ils se laissent prendre. Ou alors je me cherche encore des excuses pour avoir été si faible par le passé... C'est toujours dans ma peau ce premier tatouage. Et j'ai beau multiplié les marques, je sais qu'il était là d'abord. Jun a de suite compris que son existence me bouffait, alors que lui le voyait plus comme un atout. J'espère qu'il ne va pas mourir. Être spectateur de sa force et de sa détermination a toujours été un de mes moteurs.
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Au-delà de l'encre
Ciencia FicciónDans la Zone, il n'y a qu'un moyen de survivre, rejoindre un clan et arborer sa marque. Au sein de cette micro-société coupée du reste du monde, la vie est dure et les ressources sont rares, sauf peut-être la drogue. Après des années à n'être qu'une...