Chapitre quarante-cinq : Kale

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Je dissimule ma lame dans ma chaussure montante et range les autres dans la cachette derrière le lambris du mur.

— Donne-moi une arme ! s'énerve Tom.

— Non. Être armé c'est multiplier les risques de se faire choper.

— Plein de gens ont des couteaux dans leur poche.

— Je n'ai pas envie de polémiquer. Il n'y a que moi qui ai besoin de la lame. Toi, tu n'es pas supposé te faire repérer.

Tom se mordille la lèvre, comme toujours quand il est traversé par une émotion un peu forte et qu'il ne cherche pas son pendentif. Il n'a pas arrêté de l'après-midi. Il le fait fréquemment, même si je ne le remarque que maintenant. Je suis un peu déstabilisé de réaliser que je regarde souvent sa bouche.

Je tape dans mes mains pour me concentrer et le quitter des yeux.

— Bon, on est prêts. On peut y aller.

Tom capitule et jette un œil à sa montre. Ça aussi c'est un de ses tocs. J'espère vraiment qu'il n'y aura aucun souci et qu'il ressortira de là-bas. Même si ce n'est pas mon cas. J'ai enfin fait la paix avec cette possibilité. La mort ne doit pas être si terrible.

Nous nous mettons en branle dans un silence déterminé et un peu angoissé.

Il y a du monde dans les rues, bien avant que nous soyons aux abords de la boîte. Tout en restant vigilant et sans avoir l'air d'être dans mon état normal, j'avance vers les portes. Il y a la queue à cette heure, c'était le but.

Tom demeure impassible, sa peur ne se devine presque pas. Il se mord un peu la lèvre, mais j'ai l'impression qu'il lutte contre cette manie, car je vois seulement sa mâchoire bouger. Son attitude peut passer pour un mec en manque à qui il tarde de rentrer dans l'établissement.

Notre tour arrive enfin. Les deux types à l'entrée nous détaillent et nous demandent de retirer nos hauts. Nous obéissons et sans attendre ils nous laissent entrer.

Le sol vibre sous les pulsations du son qui est craché sans parcimonie au sous-sol. En rythme nous nous approchons du comptoir et commandons à boire. Le temps de repérer un peu les lieux.

Jun est là. Il suce un type dans un coin. Il a dû se débrouiller pour ne pas avoir à sortir et ne rien rater. Pour lui laisser l'occasion de venir à nous s'il a quelque chose à nous dire, Tom et moi discutons de tout et de rien en buvant notre verre. Quand Jun a fini, il nous ignore. C'est que rien d'inhabituel n'a eu lieu. Donc nous continuons notre plan et nous nous rendons au sous-sol.

Le passage est vraiment étroit. Si le chef est en bas, comme c'est supposé être le cas, ressortir va être compliqué. Mais il m'est impossible de reculer. Des personnes arpentent le couloir en sens inverse et se croiser est difficile. J'ai la poitrine légèrement oppressée à l'idée de rester coincé dans cet espace réduit. Cependant, je me ressaisis et finis par pénétrer sur la piste.

La musique est assourdissante. Mon cœur et mes poumons semblent vibrer et mes oreilles me font souffrir. La pièce est dans la pénombre, seuls quelques néons de lumière noire éclairent l'espace. La peau des gens est d'un mat bleutée alors que leurs dents et leurs yeux luisent. Les éclats de certains tatouages se devinent sur les corps moites. L'odeur de transpiration ne semble déranger personne, pas même les gens qui baisent sur les bords de la piste sur les tables ou les banquettes.

L'air est vraiment lourd et réveille ma claustrophobie. Heureusement, voir Tom discuter avec un Oublié me sort de cette torpeur. Pendant un battement de cœur, j'ai peur qu'il soit reconnu. Puis je comprends que le mec tente de lui vendre sa merde. Je n'entends pas ce qui se dit, mais le dealer ne part pas. Donc je décide de m'en mêler et le bouscule.

— Dégage ! On n'est pas intéressé, hurlé-je en son intention.

Il lève les mains en signe de paix et disparaît dans la masse.

— Ça va, m'enquiers-je à l'oreille de Tom pour couvrir le bruit.

— Oui.

— T'es sûr ? Tu vas pas craquer et reprendre de cette saloperie, hein ?

— Ouais, déso.

Mon visage si près du sien me donne un furieux désir de l'embrasser. Pour le rassurer et détourner son envie de la coke. Je ne suis pas dupe, il n'a pas quitté la masse mouvante des yeux à la recherche du mec. Puis goûter ses lèvres me réconforterait peut-être un peu aussi. Mais je cadenasse ma pulsion et me concentre sur notre mission.

Tom et moi dansons, tout en nous déplaçant dans la foule pour repérer le chef.

Je finis par localiser tout un attroupement d'Oubliés dans un coin. Il y en a plusieurs de bien baraqués, mais avec le peu de luminosité, je ne reconnais personne. Mais de toute façon, la nuit où j'ai raté mon coup, je n'ai pas eu le temps de bien voir. Je vais devoir faire confiance à Tom pour ce point.

Il y a une scène près du lieu où sont agglutinées les cibles. Le Mélo qui fait danser tout le monde semble en transe. Je suis content de ne pas déceler de lune sur son cou. Il aurait pu faire partie des deux clans. Même si c'est rare, ça arrive. Avec sa position il aurait pu me sauter dessus pendant que je m'occuperais des Oubliés à ses pieds.

Tom se rapproche de moi.

— C'est le chauve.

— Il y en a trois, dis-je.

— Celui avec les sourcils fins et le nez un peu de travers.

J'acquiesce et demande à Tom de partir remplir sa mission. En attendant, je danse et fais mine d'être entraîné vers ma cible.

Un type me bouscule pour me renvoyer dans la foule, mais ce n'est pas grave, je voulais simplement mesurer la distance qui me sépare d'eux. Je vais devoir agir complètement à l'aveugle. C'est une boucherie qui s'annonce. J'espère que les Rédempteurs ne me le reprocheront pas.

Au-delà de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant