Chapitre trente-deux : Tom

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Jun va mieux, moi aussi. Contrairement à ce que je pensais, rien ne s'est infecté. Mon ami m'a proposé de me montrer où il vit, c'est un grand acte de confiance.

Le lieu où je crèche n'est connu que de Kale. Si celui de Jun n'avait pas été si éloigné du mien, je pense que j'aurais fait un crochet pour que nous y passions devant et qu'il relève sa localisation, mais ça n'a pas été le cas. Ce sera pour une prochaine fois.

Jun a un appartement qui ressemble à celui de tout le monde, toute la lumière y est artificielle, car les fenêtres sont calfeutrées. Les meubles ne sont pas de première jeunesse et tout est à deux doigts de rendre l'âme. Puis franchement, je n'ai pas eu le temps de m'appesantir sur la décoration. Parce que nous avons à nouveau baisé.

J'ai toujours mes points et les mains bandés, donc cette fois a été aussi expéditive que la dernière, même si je l'ai un peu sucé pour le chauffer. Le pire, c'est que je n'en avais pas vraiment envie. Mes pensées sont tout le temps tournées vers Kale. Resté confiné avec lui n'a pas arrangé l'affaire. Le voir nu sous la douche tous les jours, le sentir en boxer tout contre moi chaque nuit a été une vraie torture. Et à chaque fois, m'est revenue en mémoire que pour lui je n'étais pas une possibilité. Il a été clair, ni moi ni Jun ne l'intéressons. J'ai eu un regain d'espoir après l'avoir vu se faire baiser chez les Justes, mais peut-être que les hommes c'est seulement par obligation pour lui.

Dommage...

Je prends mon temps pour rentrer. Kale va s'inquiéter, il ne voulait pas trop que je sorte. Il pense que dans mon état, je ne suis pas encore capable de me défendre. Mais ça ira et si jamais une rencontre tourne mal, je suis apte à me protéger ou à fuir. Même si dans l'un des cas j'imagine que la peau de mes mains n'apprécierait pas beaucoup.

Mon chemin m'amène vers des détours, je ne suis pas pressé de me retrouver en tête à tête avec mon mentor. J'ai comme une angoisse, une boule dans le ventre à cette idée et je n'arrive pas à calmer le phénomène. À part survivre et la coke, rien ne m'avait jamais autant perturbé.

Je soupire, tout en évitant de respirer trop profondément l'air chargé de l'odeur persistante des feux. Il n'y a pas de vent aujourd'hui et les fosses crématoires empestent les rues. Elles les remplissent de lents nuages de fumée stagnants. J'essaie de ne jamais trop m'attarder sur ce que je renifle, car sinon je me retiendrais d'inspirer, voire même, je gerberai. Il y a des parties de la ville où c'est pire que d'autres, mais normalement vers chez Kale les relents seront moins présents.

Malgré mon allure nonchalante, j'arrive à l'appartement.

— Tu en as mis du temps.

Je hausse les épaules et vais m'affaler sur le canapé. Kale range l'arme qu'il avait dégainée et vient se poser à côté de moi.

— Tu veux boire ? finit-il par demander.

J'accepte, avec Jun nous sommes allés faire le plein hier. Picoler nous occupera. Je pense d'ailleurs que Kale l'a proposé pour que ses mains aient quelque chose à tenir au lieu de se gratter le mollet sans arrêt.

— Après demain, j'irai chercher mon ordre de mission. Selon ce qu'ils me fileront, je la ferai sans toi pour te laisser encore du repos.

— Et toi ? Ton mollet ?

— Moi ça va. Si Jun avait pas été sadique, il aurait accepté de m'enlever les points.

— Il l'a pas fait par sadisme, mais pour que la peau soit solide. Si tu penses qu'il n'y a que toi qui as envie de t'arracher la peau à cause des démangeaisons, tu te trompes.

— J'imagine, mais on t'a quand même soulagé des points des plus petites plaies parce que tu as insisté.

— Je sais et désolé si ça me laisse sur la touche plus longtemps, mais j'en pouvais plus.

— Tu me contredis moins quand Jun n'est pas dans les parages, hein !

Kale est un peu provocateur, mais j'imagine que c'est de bonne guerre, alors la remarque ne m'atteint pas.

— Désolé. Si depuis le début de cette histoire je t'ai manqué de respect, je ne voulais pas.

— Excuse acceptée.

— Par contre...

Je n'ose pas continuer ma phrase, surtout en voyant Kale entièrement tourné vers moi, ses yeux verts plongés dans les miens et qui m'offre toute son attention.

Je me dégonfle.

— Si un truc te tracasse, il faut pas hésiter.

J'ai envie de lui parler de ce qui s'est passé chez les Justes, sauf que les mots ne veulent pas franchir la barrière de mes lèvres.

— Bois un peu ça ira mieux après, mais tu n'échapperas pas à la discussion que tu as entamée.

Et Kale est sérieux, il soulève mon bras pour que je porte la bouteille à ma bouche. Mon appréhension atteint des proportions démesurées. Le léger trac que je ressentais me semble d'autant plus insupportable, surtout avec le silence pesant qui n'attend qu'une seule chose : que je le brise.

Kale s'en charge à ma place :

— Tu as peur ?

La question me prend au dépourvu et instinctivement j'ai failli répondre par l'affirmative.

— Peur de ? répliqué-je après réflexion.

— Je ne sais pas. De notre boulot, de la mort, de la douleur... D'être impuissant.

La fin de sa phrase a été dite beaucoup plus basse que le reste. Et elle fait écho avec les évènements de chez les Justes.

— Et toi tu as peur ?

— Belle esquive, sourit-il avant qu'il ne se fane. Ouais, j'ai peur.

— De quoi ?

— De la façon dont je vais mourir. J'aimerais que ce soit rapide et pas simplement subir une infinité de douleur sans pouvoir réagir.

— Te faire torturer. Pour ça, t'as pas choisi le bon clan, je crois.

— Pute c'est pas mieux. Combien sont baisers à mort et leurs dépouilles abandonnées sur le sol, hein ?

Je déglutis bruyamment, il me tend une perche sans le savoir, alors je me lance :

— Pourquoi tu étais chez les Justes en train de passer pour un gigolo, alors ?

Il boit. Le moment me semble durer une éternité. Je reste suspendu à ses gestes en espérant comprendre.

— Tu étais là-bas par ma faute, c'était la moindre des choses. Mais au final je n'ai servi à rien, hein. Je voulais être amené dans une pièce pour te trouver ou apprendre des trucs. Ça n'a pas marché...

J'avais pour projet de lui dire que je ne voulais pas qu'il prenne de telles décisions pour moi, mais voir son abattement me fait ravaler chaque mot et je choisis d'être honnête.

— J'ai peur... de la mort comme tout le monde, j'imagine. Mais surtout de ne plus maîtriser ma vie, mes actes. De me rendre compte que rien n'a jamais été de mon fait.

— L'impuissance, c'est ce qui nous bouffe tous de façon différente, déclare-t-il entre deux longues gorgées.

— De trop dépendre de quelque chose ou de quelqu'un aussi, dis-je en détournant le regard.

Parce qu'avoir posé des mots me rend la situation actuelle plus limpide. Kale a trop d'emprise sur moi et cette constatation me fout une frousse bleue. Sauf que comme avec la coke, je sais déjà que de moi-même je ne fuirais pas si on ne m'y oblige pas. Parce que c'est effrayant tout en étant réconfortant, cet attachement donne un but. J'attendais toujours avec délice mon prochain rail, c'était presque aussi bon que le soulagement de voir Kale près de cette foutue Cage – une fois le choc initial passé. Je n'étais pas seul.

Il est trop tard pour fuir, j'apprendrai à faire avec et à tempérer mon ressenti... ou je m'y perdrai dedans, comme je l'ai fait avec la came.

L'avenir me le dira.

Au-delà de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant