Chapitre 4 - 5 : L'île de Yock (Edward)

62 9 0
                                    

Ce n'était pas la première fois que nous assistions au lever de soleil sur cette île, notre séjour précédent avait été plutôt agité. Comme nous ne pouvions pas vraiment dormir, nous restâmes à côté du feu à attendre que les racines cuisent en évoquant les souvenirs de nos nombreuses mésaventures.

Alphonse avait les yeux brillants, et me rappela avec un grand sourire tel ou tel moment, les déconvenues, et les victoires, les champignons pas vraiment comestibles qui nous avaient rendus malade comme des chiens, le premier poisson que nous avions réussi à pêcher, le renard qui avait volé notre première prise au collet...

Je me rendis compte que ses souvenirs étaient beaucoup plus vivaces que les miens, j'étais étonné de voir tout ce qu'il se remémorait et que j'avais oublié. Certains récits me remettaient la scène en mémoire, d'autres me laissaient dans le flou. Évidemment, ces aventures étaient pour lui beaucoup plus récentes que pour moi. Mais ce déferlement de souvenirs me réconforta, parce que lui seul pouvait savoir tout ça. Cela effaçait le doute insidieux qui me traversait quelquefois depuis les mots assassins de Barry le Boucher. « Ton frère, tu l'as peut-être recréé toi-même pour ne pas te sentir seul ! »

Cette idée, j'avais beau l'avoir repoussée à plusieurs reprises, aidé entre autres par les mots encourageants de Mustang cette nuit-là, puis par la sincérité que je lisais dans les yeux d'Al, ils restaient gravés dans ma tête et je me demandais sincèrement si j'arriverais un jour à les oublier complètement. J'aurais voulu demander à Al, le Al qui était en armure, ce que ça faisait de retrouver son corps, la sensation de faim, de pouvoir dormir de nouveau. J'aurais voulu lui demander s'il ne m'en voulait pas trop de l'avoir réduit à cette condition. Mais à présent, je ne pouvais plus lui demander tout ça. Je ne saurais jamais ce qu'il avait ressenti.

Comme nous avions fini de manger nos racines au goût fade et à la texture farineuse, Al poussa un soupir fatigué et posa sa tête sur mon épaule, somnolent, tandis que le ciel se parait d'un dégradé de bleu, rose pâle et gris. L'arrivée imminente du soleil chassait la peur qui m'avait taraudé cette nuit, et je me sentais presque ridicule à présent. Je baissai les yeux vers mon petit frère et glissai autour de lui un bras protecteur.

Il ne pouvait pas imaginer ce que ça représentait pour moi de sentir la chaleur de sa peau percer à travers ses vêtements, contre mon bras. Il était là, réellement là. Ce n'était pas ce que j'avais imaginé, mais je l'avais ramené. En levant les yeux au ciel, j'eus une dernière pensée pour le fantôme de mon frère, pour cette vie qu'il n'avait pas vécue... Peut-être aurait-il apprécié cette fin ? Peut-être que c'était mieux comme ça, ainsi, il ne se souviendrait pas de ces interminables nuits qu'il avait passé éveillé dans le silence et l'obscurité, de cet état de conscience permanent, des sensations dont même le souvenir s'effritait.

Une nouvelle vie s'offrait à lui. Ce n'était pas la première fois que j'arrivais à cette conclusion, mais même avec le temps, j'avais du mal à m'habituer à cette idée. La relation fusionnelle que nous avions me manquait terriblement, et même si je tentais de me persuader que cette conclusion était sans doute la meilleure pour lui, les mêmes questions revenaient me tourmenter régulièrement.

Je serrai mon frère contre moi, comme pour le protéger, mais finalement, c'était peut-être moi qui cherchais du réconfort par ce geste. Il n'avait pas besoin d'être rassuré ; il commençait à s'endormir comme un bienheureux sur mon épaule.

- Al ? fis-je d'une voix un peu traînante.

- Moui ?

- J'ai la dalle.

- T'as qu'à pêcher si t'as faim, grommela-t-il en se laissant tomber en arrière dans le sable pour me laisser me relever, visiblement pas motivé à faire plus d'efforts que celui-là.

- Et tu me laisserais pêcher tout seul ? m'indignai-je.

- Mouais.

- Tu as conscience que je te filerais rien de ma récolte même si tu me suppliais à genoux ? signalai-je d'un ton sarcastique.

Mon frère resta affalé pendant les quelques secondes que durèrent son silence méditatif, puis après avoir pesé le pour et le contre, il se releva à contrecœur pour m'accompagner à la petite crique où nous péchions souvent.

Une fois arrivés, le souvenir du temps passé à tailler des harpons, façonner des fils et tisser des nasses nous revint en mémoire et nous arracha une grimace. Aucune de ces méthodes n'avait été terriblement efficace. Je n'avais pas envie de m'enquiquiner à faire ça ce matin. De toute façon, le programme du jour était simple : petit déjeuner, traquer la chose qui nous espionnait et rentrer affronter Izumi. Je n'avais pas envie de prolonger inutilement notre séjour.

- Al, si Izumi demande si on a utilisé de l'alchimie, tu mens, ok ?

- Mais... bredouilla-t-il.

- Tu lui as déjà désobéi en venant me rejoindre, alors on n'en est plus à ça près, répondis-je joyeusement en gambadant au milieu des rochers.

Je m'approchai d'une zone où l'eau était plus profonde, m'accroupis et me penchai pour voir s'il y avait des poissons dans le coin. Un éclat argenté me le confirma, et un sourire dévora mon visage. Je le voyais déjà dans l'assiette. Je claquai des mains et les posai sur l'eau, qui gela aussitôt, frappant le poisson comme un éclair. Je cassai ensuite l'éclat et brandis mon pic de glace ridiculement surdimensionné au bout duquel le poisson que j'avais capturé semblait minuscule. Al, qui restait encore stupéfait de me voir utiliser l'alchimie sans tracer de cercle, éclata de rire quand je revins sur la rive, quelques minutes plus tard, en tenant une demi-douzaine de harpons de glace aux formes biscornues.

- Tu te prends pour un dieu avec tes éclairs de glace ?

- Qu'est-ce que tu racontes comme conneries encore ? marmonnai-je en fronçant les sourcils.

- Je me moque de toi parce que je suis mortellement jaloux ! Pourquoi tu peux transmuter sans cercle et pas moi, hein ? s'exclama-t-il en se laissant tomber sur la grève.

Il claqua des mains comme il m'avait vu le faire, les sourcils froncés, et les posa brutalement sur le sable. Rien ne se passa. Il y eut un silence, moi avec mes harpons de glace qui commençaient à fondre, lui assis par terre, la mine dépitée.

- J'ai découvert que je pouvais transmuter sans cercle peu de temps après la transmutation de Maman. Je suppose que ça a un rapport avec la Porte.

- La porte ? demanda-t-il en levant vers moi des yeux perplexes.

Il ne se souvenait pas de ça non plus, bien sûr. Le souvenir de ce que j'avais vu après la transmutation de Maman remonta, la blancheur aveuglante, la Porte qui me barrait le passage, les mains noires qui m'avaient arraché mes membres, ces yeux inquiétants, et le maelström de connaissances qui s'était abattu sur moi juste après... J'aurais bien voulu essayer de lui raconter ce que j'avais vécu à ce moment-là, mais je me rendis compte que j'aurais été incapable de lui expliquer clairement. C'était juste... indescriptible.

- Bon, on les fait cuire, ces poissons ? proposai-je avec un sourire un peu forcé, conscient de ma lâcheté.

Voir mon frère ravaler sagement sa déception me blessa plus encore que s'il s'était énervé. Avec le temps, il s'était un peu habitué à notre écart, et ne s'indignait plus autant de mes silences. Il semblait... résigné.

Bras de fer, gant de velours - Troisième partie : DublithOù les histoires vivent. Découvrez maintenant