Chapitre 6 - 1 : Famille (Jean)

84 10 2
                                    


La sonnerie stridente me tira douloureusement du sommeil. J'aplatis une main lourde sur le réveil pour l'éteindre et poussai un soupir. Puis, après m'être étiré laborieusement, je me redressai et baillai à m'en décrocher la mâchoire. Une journée comme les autres s'annonçait.

Je posai les deux pieds sur le parquet usé de ma chambre et levai les yeux vers la forêt de cartons qui me faisait face. J'étais face à un dilemme. Continuer à vivre dans un chaos déprimant pendant une durée indéterminée, ou admettre ma défaite dans mes tentatives de chercher un appartement et commencer à défaire mes cartons pour m'installer dans cette chambre miteuse.

Comme j'avais encore les yeux collés de sommeil et qu'il fallait que je me prépare, je décidai de remettre cette décision à plus tard. Au minimum, après ma douche. J'attrapai ma serviette, un slip, puis partis faire de la spéléologie dans un de mes cartons dans l'espoir de retrouver des chaussettes qui ne soient pas dépareillées. Après quelques minutes d'acharnement, je lâchai l'affaire et fis un compromis en attrapant deux chaussettes noires de longueurs différentes. Il fallait vraiment que je m'attelle à trier ce carton.

Je traversai le couloir, l'œil brumeux, poussai la porte des douches, m'octroyai une cabine inoccupée, installai ma serviette, et jurai en réalisant que je n'avais pas pris mon savon. Je retournai à ma chambre pour réparer mon oubli. J'en profitai pour attraper un T-shirt et mon pantalon d'uniforme, songeant que se balader en sous-vêtements dans les couloirs, même si les dortoirs étaient masculins, n'était peut-être pas une bonne idée.

Je repensai à ma découverte du secret d'Edward, un parfait contre-exemple de la non-mixité des dortoirs ; même s'il fallait admettre que citer quelqu'un qui avait changé de sexe suite à un accident de transmutation était un peu tiré par les cheveux, j'avais eu la preuve que ça pouvait arriver.

Cette histoire avait semé un trouble durable dans mon esprit. D'abord avec sa tentative d'intimidation, quand il m'avait menacé de mort si je dévoilais son secret à qui que ce soit. Je n'étais pas sûr qu'il l'aurait réellement fait, mais dans le doute, j'avais voulu éviter de tester. Finalement, j'avais découvert qu'Hawkeye partageait ce secret avec moi, et je m'étais senti moins démuni. Elle avait éclairci quelques points, même s'il y en avait bien d'autres qui continuaient à tourner dans ma tête. Il faut dire que cette idée était quand même extrêmement dérangeante.

Même si plusieurs semaines s'étaient écoulées depuis l'incident, le souvenir d'un Edward au féminin, de sa poitrine saillant sous son débardeur et de ce sursaut de pudeur qui lui ressemblait si peu continuait à me mettre mal à l'aise. J'étais bluffé qu'il arrive aussi bien à cacher ce que j'avais vu. Je ne l'aurais jamais deviné si je n'avais pas fait face à la vérité de manière aussi brutale. Même comme ça, j'avais du mal à le croire d'ailleurs. Ça avait quelque chose de terriblement angoissant de savoir que ça pouvait arriver, que c'était réel. Si j'avais bien compris, le Lieutenant et moi étions les seuls dans la confidence. J'aurais préféré l'ignorer, pour être honnête, mais puisque cela m'était tombé dessus, je prenais très au sérieux de protéger ce secret embarrassant.

C'est pour ça que quand j'avais appris qu'il avait été blessé lors du passage Floriane, je n'avais pas hésité à le rejoindre. Je l'avais trouvé en piteux état, couvert d'estafilades, les vêtements trempés de sang mêlé de saleté, le regard trouble. 

Je m'étais affalé à côté de lui, et je lui avais juste dit « Ne t'inquiète pas, même si tu t'évanouis, je monterai la garde

Oups ! Cette image n'est pas conforme à nos directives de contenu. Afin de continuer la publication, veuillez la retirer ou mettre en ligne une autre image.

Je m'étais affalé à côté de lui, et je lui avais juste dit « Ne t'inquiète pas, même si tu t'évanouis, je monterai la garde. Personne ne saura. » Il m'avait répondu par un sourire brumeux, un peu féminin peut-être, et avait soufflé un « Merci » à peine audible.

 Nous étions restés silencieux quelques secondes, puis il m'avait demandé comment s'était passé l'assaut « vu d'en bas ». Je lui avais raconté de mon mieux ce que j'avais vu, c'est-à-dire pas grand-chose, réalisant au fur et à mesure que c'était moins un besoin d'être informé que celui de m'entendre parler pour se raccrocher au fil de quelque chose qui l'avait poussé à poser la question. Comme je ne savais plus quoi dire, il avait fini par reprendre la parole à son tour.

- Mon frère... avait-il murmuré, j'avais dit que je le rejoindrais deux heures après au plus tard.

- Eh bien, je crois que ça va être difficile, avais-je répondu un peu ironiquement. Tu vas plutôt faire un aller simple pour l'hôpital.

- Je ne vais... pas si mal... avait-il murmuré. Je me sens sans doute... mieux que lui à l'heure qu'il est.

- Hé bien, qu'est-ce que ça doit être !

J'avais tourné la tête vers lui, un peu ému par ce gamin, si fort et fragile à la fois, si prompt à faire passer les autres avant lui-même, et son frère devant tous les autres. Quand même, le destin aurait quand même pu lui épargner cette complication supplémentaire !

- Le docteur Ross, c'est celui qui t'avais soigné quand... tu es sorti du cinquième laboratoire ?

- Ouais.

- C'est marrant, il a le même nom que le sergent Ross.

- C'est son grand frère.

- Ah, c'est pour ça ?

- Quand elle a vu... ce qui m'était arrivé, elle m'a amené à lui en lui demandant de garder le silence. Je ne sais pas comment ça se serait passé autrement.

J'avais plongé dans un silence songeur. Maria Ross, elle aussi, était au courant. Finalement, nous étions au moins trois dans l'armée à le savoir. C'était peut-être idiot, mais le poids sur mes épaules s'était un peu allégé à cette idée. La conversation avait continué, erratique, sur cette soldate qu'il n'avait pas eu l'occasion de recroiser et remercier depuis son départ pour Lacosta, sur ces gens qu'il voyait, avec qui il partageait des moments marquants, puis qui s'effaçaient de sa vie aussi rapidement qu'ils étaient venus.

Je m'étais rendu compte en l'écoutant, que même s'il ne nous voyait que de loin en loin, nous, l'équipe de Mustang, étions peut-être un des rares éléments stables de son existence. Cette idée m'avait fait sentir davantage responsable de lui, comme si j'avais accidentellement hérité d'un petit frère – ou d'une sœur- supplémentaire. Et c'est avec pensée en tête que je lui avais ordonné de fermer les yeux quand les brancardiers l'avaient porté dans le passage dévasté. Et c'est ce qu'il avait fait, comme si l'épuisement l'avait soudainement rendu obéissant. Au moins, il n'avait pas gravé dans sa mémoire le souvenir de ce charnier.

Enfin, maintenant, il se repose avec sa famille, à Resembool... et c'est très bien comme ça.

Je coupai l'eau de la douche et attrapai ma serviette. J'étais un peu plus réveillé à présent, même si ce n'était pas vraiment glorieux. Mais je savais que c'était en partie dû à ce qui m'attendait. Comme les jours précédents, notre bureau ne vivait plus que pour l'attentat du passage Floriane. Rapports, enquêtes, témoignages, dossiers pour les sinistres à transmettre au service concerné, rassembler les informations des différents experts, faire remonter les nombreux rapports des soldats présents, organiser la cérémonie officielle pour les deux soldats morts, l'un au combat, l'autre des suites de ses blessures... Rien de tout cela n'était très enthousiasmant.

Et pour couronner le tout, notre supérieur, Mustang, était actuellement sous le coup d'une commission, pour cause d'insubordination et d'abus de pouvoir. Des titres très pompeux, tout ça pour avoir avancé l'horaire de départ du transfert de Bald, le chef de file des terroristes. Ça n'avait pas causé réellement de problèmes, mais ses supérieurs avaient vu d'un très mauvais œil cette prise de liberté. Et maintenant, il devait comparaître encore et encore devant un jury et répondre de ses actes, et il avait été privé de son pouvoir décisionnel sur l'affaire en attendant la sentence finale. Je nourrissais pour lui des sentiments contradictoires, entre la colère pour celui qui m'avait arraché à East-city et le respect admiratif face à ses compétences. Après tout, même si ça me tuait de l'admettre, il n'était pas Colonel pour rien. Il savait bosser. Parfois.

Alors le voir aux prises avec l'administration m'amenait un soupçon de pitié pour lui, et un peu d'inquiétude, aussi, car si l'armée décidait de le mettre au placard, il était difficile de savoir où le reste de son équipe allait atterrir. Et mes collègues étaient le dernier élément familier auquel me raccrocher après tous ces changements. J'espérais qu'avec son côté manipulateur, Mustang arriverait à retourner la situation à son avantage.

Bras de fer, gant de velours - Troisième partie : DublithOù les histoires vivent. Découvrez maintenant