11. Nora

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J'ai conduit jusqu'à la plage en refusant de dire à Scott où nous allions. Il n'est pas très patient et m'a posé la question pendant les dix premières minutes de route sans arrêt, ensuite il a reconnu le chemin et s'est tu. La façon dont on s'est quittés hier soir ne me convenait pas. J'ai sûrement dit quelque chose de travers quand j'ai mentionné ses parents. Après tout, il a raison, je ne sais pas ce qu'il se passe dans sa vie. Peut-être que Kate et Oliver ne sont pas aussi parfait qu'ils ne le paraissent, peut-être que je me trompe. Mais ils ont l'air si amoureux et si attentionnés avec leurs enfants. June ne nous en dit que du bien. Quoi qu'il en soit, je voulais me faire pardonner de mon manque de délicatesse. J'ai réfléchi un moment à ce que je pouvais lui proposer : Une patinoire, un bowling, un restaurant. Mais je voulais quelque chose de plus intime. J'ai aimé le temps que nous avons passé tous les deux à discuter hier soir. Scott est tellement patient et à l'écoute, il émane toujours cette assurance mélangée à ce silence mystérieux qui me fait me demander : Qui es-tu vraiment ? Et j'aimerais très sincèrement le savoir. Je sais qu'au-delà de ce petit jeu de séduction qu'il s'est lancé entre nous, il y a autre chose. J'ai envie de le connaître, vraiment.
— C'est un peu cliché non ?
 Il nous reste une bonne heure avant que le soleil ne se couche. La plage est quasiment vide. Il y a seulement quelques promeneurs et un ou deux joggers.
— De quoi tu parles ?
 Je trouve une place propre et y tend une nappe sur laquelle nous pourrons nous asseoir.
 — Un rendez-vous à la plage, tu lis trop de romans d'amour Nora.
 Je pose le panier sur la nappe et m'agenouille.
 — Personne n'a parlé de rendez-vous, tu lis trop de romans d'amour Scott.
Il rit, un peu gêné, pris à son propre piège. Je lui fais signe de s'asseoir et lui présente tout ce que j'ai apporté pour le pique-nique.
— Tu as cuisiné tout ça ?
Je hoche la tête. La vérité c'est que j'ai cuisiné un quart. Un autre quart vient du pique-nique que Lizzie a fait ce midi pour Sean et elle (ok j'ai piqué l'idée à ma sœur mais ça, Scott n'est pas censé le savoir) elle en avait beaucoup trop et a laissé le surplus dans le réfrigérateur. Et le reste a été acheté dans la nouvelle boutique au centre-ville, mais ça non plus il n'est pas supposé le savoir. — C'est marrant parce que ce wrap ressemble vraiment beaucoup à ceux qu'Oliver achète quand il n'a pas le temps de se faire à manger pour le lendemain midi.
 Il tient le wrap comme preuve de mon crime. 
— Ok, tu as gagné, j'ai juste cuisiné la salade.
 Il hoche la tête, son petit sourire toujours au coin des lèvres. Nous commençons notre repas en regardant silencieusement les vagues clapoter sur le sable.
— C'est paisible, lance-t-il soudainement.
 Je me tourne et le scrute, il regarde l'étendue d'eau fixement. Le peu de vent présent suffit à faire virevolter quelques mèches de ses cheveux. Je ne peux pas m'empêcher de réaliser à quel point il est beau. Tout son visage est d'une parfaite harmonie que je ne saurais décrire. Je suis tellement absorbée par son charme que je ne réalise pas qu'il a tourné la tête et qu'il me regarde aussi.
— Pourquoi tu me fixes comme ça ?
 La douceur de sa voix me tire doucement de mes songes. Je ne sais pas quoi répondre sans avoir l'air d'une idiote alors je me contente de sortir une bouteille de vin de mon panier.
— Tu as soif ?
 Il finit sa bouche et me pointe la bouteille d'eau, je prends maladroitement un des gobelets que j'ai emmenés et lui serre.
— C'était très bon, surtout la salade, précise-t-il.
Je lève les sourcils, fière de moi.
— Qu'est-ce que tu aimes, je veux dire, dans la vie ?
 Je sais que c'est la pire question qu'il nous soit donné d'être posée. On oublie toujours instantanément ce qu'on aime et qui on est à ce moment-là.
— J'aime regarder des séries et des films. Il laisse une petite pause et réfléchit.
— J'aime courir aussi. J'ai toujours l'impression de récupérer un petit bout de ma liberté quand je cours, quand je sens le vent glisser sur mes joues, mes chaussures heurter le sol, la musique battre dans mes oreilles. Comme si je n'avais besoin de me soucier de rien d'autre.
 J'aime cette manière qu'il a de décrire une chose aussi simple que courir avec autant de passion.
— J'aime aussi mon frère, ajoute-t-il finalement, beaucoup.
 Si on m'avait demandé ce que j'aimais dans la vie, j'aurais parlé de mes passions, de mon plat préféré, de mon chanteur favori ou même de mon film fétiche. Mais je n'aurais pas forcément mentionné mes sœurs immédiatement, elles ne sont pas ce qui me définit.
 — Roméo a l'air d'être un petit garçon très gentil.
 Son regard s'illumine et il tourne un peu plus la tête vers moi.
— Il l'est, il est intelligent et sensible. Il veille toujours à ne pas blesser les autres et se soucie de ce que les gens ressentent.
Un élan de tendresse me prend, comme hier soir sur mon perron quand je me suis vue lui caresser le visage. C'était plus fort que moi, mais cette fois-ci je me contiens. Je n'ai pas envie qu'il remarque que je craque chaque fois qu'il se montre un peu vulnérable.
— Il doit être heureux d'avoir un grand-frère aussi cool que toi.
Scott hausse les épaules et se met à dessiner des formes abstraites dans le sable du bout des doigts.
 — Je suis désolée pour ce que j'ai dit hier, au sujet de tes parents. Ils ont l'air vraiment sympa, mais tu as raison je ne connais rien de ta vie. Je ne peux pas les juger.
Il ne s'arrête pas de dessiner, comme pour éviter de me regarder.
— Le problème ce n'est pas Kate et Oliver...
Le silence prend le dessus à nouveau, je n'ose rien dire.
— Le problème ce sont mes parents.
Je mets un petit temps à comprendre ce qu'il veut dire. J'ai pourtant utilisé les bons prénoms. Je ne comprends pas de quoi il parle.
 — Je crois que je n'arrive pas à saisir ce que tu veux dire, Scott.
Je m'approche automatiquement un peu plus de lui quand je réalise qu'il ne daigne pas lever les yeux vers moi. Il arrête de dessiner mais fixe toujours le sable.
— Mes vrais parents.
Je pense un instant que cette information ne m'est jamais parvenue. Peut-être que tout le monde sait que Kate et Oliver ne sont pas les vrais parents de Scott mais moi non, et maintenant je me sens complètement nulle.
 — Kate et Oliver sont ma famille d'accueil.
J'essaie de connecter les points et comprends maintenant pourquoi Kate me paraît aussi jeune pour avoir un fils adulte. Elle ne doit pas encore atteindre la quarantaine. Je m'étais juste imaginée qu'elle l'avait eu très tôt.
 — Je suis désolée, je ne savais pas...
 Il lève enfin les yeux et me scrute une seconde pour voir ma réaction. J'avance légèrement ma main vers lui puis la retire de peur qu'il prenne ça pour un geste de pitié.
— Ce n'est pas le genre de truc dont je parle, se contente-t-il de répondre.
 Je ne sais pas si je dois pousser la conversation ou si j'en ai déjà assez demandé. Alors je reste silencieuse au cas où il veuille de lui-même dire quelque chose de plus.
 — Tu es très jolie, j'ai oublié de te le dire.
Je comprends alors qu'il préfère changer de sujet et le suis donc.
 — Merci, c'est ma robe préférée.
Il se place face à moi, les genoux remontés à la poitrine, il plisse un œil, gêné par le soleil.
— Tu as mis ta robe préférée pour moi ?
 Je ressens une petite montée de malaise quand il me dit ça, pas parce que c'est faux mais parce qu'il l'a compris. Je n'aurais jamais dû lui donner cette information.
 — Elle est pratique pour pique-niquer, répondis-je.
Ça n'a aucun sens, comment une robe peut-elle être plus pratique qu'une autre pour être assis dans le sable ? Mais je vois à son petit rire qu'il a compris que j'avais trouvé cette stupide excuse pour m'en sortir. Le soleil se couche et le ciel est inondé d'une étendue orangée magnifique. C'est exactement ce que j'espérais voir et je me fiche que Scott pense qu'il s'agit d'un endroit cliché pour un premier rendez-vous. Est-ce qu'on peut considérer ça comme un rendez-vous ? Peut-être. Je n'ai pas vraiment planifié ça comme quelque chose de romantique. Je voulais juste en apprendre un peu plus sur lui. Mais j'imagine qu'il y a d'autres façons de connaître quelqu'un qu'en l'emmenant pique-niquer sur la plage vêtue de sa robe préférée. Peut-être qu'inconsciemment je voulais que ça soit un rendez-vous. Scott se décide enfin à venir à côté de moi, ma main frôle sa cuisse et l'irrésistible envie de le toucher me reprend. Je presse ma paume de main plus fort sur la nappe entre nous pour pallier cette envie. Mais je sens sa peau rencontrer la mienne. Il vient de poser sa main juste à côté de la mienne. Je ne sais pas si c'est intentionnel et s'il cherche lui aussi un contact et je n'ose même pas le regarder pour le savoir. Nous restons là un moment à regarder le ciel coloré et la lumière s'éteindre petit à petit. Nous n'avons pas besoin de parler pour savoir que ce moment est un des meilleurs que nous avons passés ensemble jusqu'ici (même si nous n'en avons pas passés beaucoup). Je laisse finalement échapper quelque chose, au cas où, parce que je me dis que je regretterais plus tard de ne pas lui avoir dit.
— Ça serait le moment idéal pour que tu essaies de m'embrasser.
 J'ai dit ça comme je lui aurais parlé du vent frais qui se soulève. Ce qui a eu le mérite de le faire rire, encore. Il tourne la tête vers moi et je penche la mienne sur le côté. Il s'humecte les lèvres et rit à nouveau.
— Dans tes rêves.
 Je n'arrive pas à croire qu'il m'ait rembarrée de la sorte et je dois avouer que je me sens presque vexée.
 — T'es pas supposé me séduire ?
 Il s'humecte à nouveau les lèvres, mais cette fois je le soupçonne de le faire exprès.
— Tu me tentes beaucoup pour quelqu'un qui n'est pas supposé être intéressée.
 Il a réponse à tout, mais il a raison. Je presse mes paupières en pinçant les lèvres, coupable. Lorsque je les ouvre à nouveau, il plonge ses yeux dans les miens et je ne vois désormais plus rien d'autre que l'infinité du marron sombre de ses iris. Je n'ai pas envie de bouger, ni même de dire quoi que ce soit.
 — On rentre ? Lance-t-il pour nous sortir de ce long moment de silence.
Il ne me laisse pas répondre et se lève. Il frotte ses cuisses comme s'il avait peur qu'il y ait quelques grains de sable sur lui. Je rassemble tous nos déchets et les mets dans mon panier avant de me relever. Scott m'aide à replier la nappe qu'il glisse ensuite sous son bras. Durant le trajet, nous avons parlé de la plage et du fait que ça soit un endroit vraiment sympa à fréquenter en début de soirée, quand le soleil est moins haut et que les gens sont rentrés chez eux. Scott m'a avoué ne pas faire souvent de pique-nique et avoir apprécié ce moment. J'ai vraiment eu peur qu'il trouve ça un peu ringard et je ne lui en aurais pas voulu. J'avoue avoir pensé ça pendant une demi-seconde quand Elizabeth m'a dit qu'elle en préparait un pour elle et Sean. Mais ma sœur n'a pas uniquement de mauvaises idées finalement. Je me suis garée dans mon allée, à côté de la voiture de mon père. Ma mère est probablement encore de garde cette nuit. Je reste dans la voiture, sans vraiment savoir comment terminer cette soirée. Scott vit de l'autre côté de la rue, nos chemins se sépareront au moment où il sortira de la voiture.
— Et toi ? Dit-il sorti de nulle part.
 Nous n'avons pas décroché un mot depuis presque deux minutes et je ne comprends pas de quoi il parle.
 — Et moi quoi ?
 Il baisse le pare soleil et jette un petit coup d'œil à ses cheveux avant de tourner la tête vers moi. — Tout à l'heure tu m'as demandé ce que j'aimais dans la vie. Et toi, qu'est-ce que tu aimes ?
Et comme dit précédemment je ne sais plus qui je suis et ce qui me correspond.
 — Les flans.
Scott éclate de rire face à ma première réponse. Il repose sa tête sur l'appuie-tête et se tourne à nouveau vers moi le sourire aux lèvres.
 — Et en dehors des flans ? C'est plus dur que l'on ne l'imagine.
— Les documentaires, peu importe lesquels. Je veux être journaliste et faire des tas de documentaires.
C'est drôle de l'avoir dit à haute voix sans hésiter une seconde. Je n'aime pas parler de ça en général, j'ai toujours peur que les gens se moquent de moi ou me disent que je n'en ai pas la capacité. Alors habituellement je garde ce rêve pour moi, mais là je l'ai dit, parce qu'une partie de moi savait que Scott ne me dirait pas que je suis trop nulle ou pas assez intelligente pour être journaliste.
— C'est un super métier, journaliste, je vois déjà ton nom en bas d'articles qui paraîtront dans le New-York Times. Ou même présentatrice d'investigation. Je regarderais toutes tes émissions, promis.
Il en fait un peu trop, mais il semble sincèrement croire en moi au moins et c'est ce qui me touche le plus.
 — J'aime aussi les chats mais je n'en ai jamais eu. Lizzie y est allergique donc pas d'animaux à la maison.
 — Et j'adore les étoiles. Leur infinité dans le vaste ciel me fascine.
 Ça y est, voilà que je ne sais plus me taire. J'aime un tas de choses mais je n'ai pas besoin de toutes les énumérer. Il ne souviendra pas d'un quart d'entre elles d'ici demain matin de toute façon. Scott pose sa main sur mon siège derrière mon épaule, j'ai pensé pendant une seconde qu'il la poserait sur moi et je me surprends à regretter qu'il ne l'ait pas fait.
 — Alors je t'y emmènerai pour notre deuxième rendez-vous.
Je suis à nouveau déstabilisée et répond bêtement :
— Où ça ?
 Il détache sa ceinture et me sourit une dernière fois.
— Voir les étoiles, répond-t-il.
 Il n'a pas le temps de voir la joie me remplir qu'il a déjà claqué la porte de ma voiture. Je regarde sa silhouette s'éloigner lentement dans le rétroviseur de ma voiture et soupire doucement.

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