Chapitre 2

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J'avais passé les deux heures de trajet en bus encore toute perturbée et sonnée par cette vision plus qu'étrange. Madame Bellini, ici ! non, c'était plus qu'improbable. Soit c'était un sosie – très ressemblant, certes –, soit, comme je m'étais convaincue, une simple hallucination. Un délire étrange ou une mauvaise blague que me jouait mon cerveau ; j'avais alors accusé le soleil d'avoir tapé trop fort sur ma tête. Et une fois en accord avec moi-même, j'étais enfin arrivée à bon port. Chose plutôt étonnante, au vu de ma capacité phénoménale à m'égarer dans ma propre ville.

Il y avait dans l'atmosphère ce parfum pittoresque des bords de mer, ce méli-molo subtil, discret, du sel et de la sève ; ce chant apaisant des vagues qui, dans un lointain murmure, se répètent très-lentement, pareil au souffle gras d'une sieste apaisante. Et les lents balancements des ombres calmes, parsemées de taches de soleil, tapissaient le sol en une constellation de jour ; le doux silence qui régnait ici, mélangé aux chuchotements du vent dans les branches de pins, me faisait sentir comme libérée d'un poids, dénouée de tous les troubles qui me gênaient.

C'était ça, sûrement, ce que j'étais venue chercher.

L'entrée du camping Chèvrefeuille était assez sommaire. Un petit muret d'une blancheur qui éclatait au soleil, un grillage coulissant en fer et une sorte de poste ou de cabanon, où était installé un monsieur d'un certain âge, dans la pénombre tranquille de son abri.

Il écrivait dans ce qui me semblait être un cahier de mots croisés ou de sudoku, dont les pages étaient repliées négligemment par ses gros doigts de travailleur manuel – ces livres-là sont faits pour être ainsi malmenés, griffonnés, déchirés. Il avait la respiration lente, celle que l'on a après un copieux repas, et se fondait d'une fascinante manière dans le décor ; entre le cliché et le réel, le naturel et la parodie. Un sourire doucement béat se dessinait alors sur mon visage.

Je m'étais approché de lui, un peu timide, par peur sans doute, de le déranger. Et après avoir raclé ma gorge pour lui indiquer ma présence, il releva lentement sa tête, puis ses yeux, dans un mouvement asynchrone, décalé ; comme s'il était assommé par une sieste royale, ou trop absorbé encore par ce qu'il faisait. Il battit des cils, une fois, puis deux, puis trois et me dit, d'une voix très-calme, très-douce :

– Oui ? C'est pour quoi ?

– Euh... balbutiai-je. C'est pour le bar, j'avais postulé et vous m'avez... enfin, je veux dire, vous avez accepté ma candidature...

– Pour le bar ? chuchota-t-il dans un murmure hésitant.

Puis, après ce qui semblait être une révélation, il ajouta avec un grand sourire et les yeux écarquillés :

– Ah oui le bar ! que je suis bête ! Vous êtes Céleste ! C'est ça ?!

– Oui, dis-je simplement.

– Ah oui ! La petite nouvelle, un nom comme ça, ça ne s'oublie pas ! Ce n'est pas commun, on ne voit pas ça tous les jours. Moi, c'est Maurice, enchanté !

– Bah... murmurai-je, Céleste... enchantée également... je suppose.

Il descendit de son siège et sortit par une porte cachée derrière lui. Et, de l'autre côté du grillage, tout emballé par mon arrivée, comme si c'était l'activité phare de sa journée :

– Venez, venez, je vais vous faire la visite, ajouta-t-il tout en ouvrant ledit grillage.

Et une fois de l'autre côté, une fois que je l'avais rejoint, il m'agita devant les yeux son petit carnet, puis :

– Je vous attendais justement, mais j'avais la tête ailleurs... Frédérique m'a confié la mission de vous accueillir ! Alors c'est pour ça que je vous attendais à l'entrée, sinon, entre nous, je serais déjà en train de faire la sieste.

Il me donna des petits coups de coude complice et avait ce rire franc et sans gêne qu'ont les provinciaux. Et sans transition, sans même me prévenir, il avait commencé à marcher, me laissant quelque pas derrière lui :

– Vous allez voir, dit-il, c'est super sympa ici. Il y a une bonne ambiance, les gens sont très gentils, Frédérique est un peu sévère et tatillon, mais ça se comprend, ce camping, c'est son bébé ; et vous savez comment sont tous les parents avec leur progéniture, hein !?

Il marchait, les deux mains derrière le dos, d'un pas lent, que j'avais rattrapé assez aisément. Il avait ce sourire constant sur le visage, cette sorte de satisfaction perpétuelle, de joie tranquille et diffuse.

– Là-bas, continua-t-il en tendant la main, vous avez l'accrobranche et en face, le bar. C'est la petite maisonnette-là. Elle ne paye pas de mine comme ça, mais c'est très cosy, vous allez voir, ça sera votre fief. Et si vous allez plus loin encore, vous arriverez sur la plage. Une modeste plage certes, mais elle a ses avantages étant peu connue !

Il m'emmena à l'accueil pour conclure cette visite sommaire. C'était là, dans l'endroit réservé aux personnels, que je pouvais entreposer mes objets de valeur ; et un dernier appel passé à mes parents, pour leur assurer de ma bonne arrivée, et j'étais enfin complètement coupée de tout ce que je voulais fuir.

C'était comme un accomplissement, une première pierre à cette reconstruction de ma personne ; je me sentais bien, heureuse ; heureuse d'avoir fait ce choix dingue et d'y être allée jusqu'au bout. Et c'était seulement là, à ce moment, que je me rendis compte de ce qui m'attendait ; comme si mon corps avait enlevé son pilotage automatique et que toute la réalité des faits me revenait à la figure en un seul bloc, sans ménagement.

Mais je n'avais pas peur, non ; j'étais grisée par l'inconnu, par cette aventure qui m'attendait.

Et pendant cette introspection, ce petit moment de flottement, quelqu'un entra dans l'accueil, tel une tornade incontrôlable, plein d'énergie et de vigueur. C'était un grand monsieur, trente ans et quelque je dirais ; un crâne chauve et luisant, des lunettes de soleil rondes – dans le genre aviateur – et une élégante moustache. Il portait un débardeur blanc et un short en jeans, déchiré çà et là, exposant de ce fait, la belle pilosité de ses jambes. Et pour finir, il avait à ses pieds, une paire de sandales rose fuchsia, un peu salie par la terre et le sable.

D'un geste rapide, il leva ses lunettes d'une main, et me regarda dans les yeux :

– Ah, enfin tu es là. Céleste, c'est ça ?

J'acquiesçai d'un hochement de tête, entre l'hilarité et la surprise. Il avait un accoutrement marquant.

– Frédérique, se présenta-t-il promptement, mais tu peux m'appeler Fredo.

Puis, en se tournant vers Maurice, d'un ton quelque peu agacé :

– Elle est pas encore arrivée l'autre ?

– Non, pas encore, rétorqua tranquillement le vieillard. Elle ne va pas tarder, je pense.

– Bon, Céleste, ajouta Frédo dans un souffle court. Tu peux aller installer ta tente à ta place, en attendant ta partenaire. Maurice va t'y conduire. Mais dans quinze minutes, vingt maximum, je t'attends au bar, il y a plein de choses à préparer et on est déjà short sur le planning, d'accord ?

– Ok ! dis-je avec toute l'assurance que j'avais.

Visiblement, j'avais une partenaire, une nouvelle tête que j'allais rencontrer. Tout plein de questions tourbillonnaient déjà dans mes pensées ; alors, une certaine hâte de la voir s'éveillait en moi.

Parfois, je ne pense à rien d'autre que toi. (GxG)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant