Chapitre 4

3.5K 202 16
                                    

Je suis restée, quelques secondes, le regard dans le vide, dans le flou, dans l'incompréhension la plus absolue. Comme un bug dans la matrice, un cochon qui vole ou une poule avec des dents, je ne pouvais pas croire ce que je voyais, et pourtant elle était bien là, devant moi ! en chair et en os. Je suis restée comme bloquée, bouche bée, dans l'incapacité de prononcer un seul mot ; alors, elle me dit, tout sourire et très-surprise :

– Merde ! Toi, ici ?! C'est toi alors « la petite nouvelle » ?

Madame Bellini, juste en face de moi, ma prof d'art, ici... dans une tenue estivale, du genre longue robe blanche décolleté à fleurs, grand chapeau de paille et lunettes de soleil. Madame Bellini qui jurait et qui rigolait en me voyant. Madame Bellini qui s'approchait de moi, l'air de rien, comme si tout ça était normal, et qui m'avait fait la bise comme à une amie de longues dates. Madame Bellini qui semblait heureuse de me voir ici.

Le contact de ses joues tièdes, mais non moins douces, m'avait fait rougir, pour une raison obscure encore...

– Ça va, Céleste ? me demanda-t-elle, une main sur mon épaule et la tête légèrement penchée sur le côté.

– Euh... Oui, enfin, je crois... balbutiai-je en battant des cils.

– Ah mais, c'est que vous vous connaissez ? intervint Frédérique.

– Mais oui ! s'écria madame Bellini. C'est Céleste ! C'était l'une de mes élèves cette année.

Et c'était bien la première fois de toute ma vie que mes cils battaient aussi vite, dans un laps de temps aussi court. Elle riait de toutes ses dents, et en gardant cette élégance qui lui allait si bien. Elle passait ses mains dans ses cheveux, remontait ses lunettes sur sa tête ; et je ne savais pas pourquoi je détaillai dans chaque centimètre de son visage ; peut-être pour m'assurer que c'était bel et bien elle...

C'était une situation si étrange, si bizarre... mais pas « bizarre mauvais », juste... « bizarre bizarre »... Comme ce genre de rêve trop réel, mais duquel on se réveille ; et elle continuait ses explications sous le regard étonné de Frédérique :

– Quand tu m'avais dit le prénom de la nouvelle recrue, je ne voulais pas te demander le nom de famille, histoire de me réserver une petite surprise !

– Hé bah, ça pour une surprise, acheva Frédérique, les deux mains sur ses hanches.

– Mais quelle coïncidence formidable tout de même ! ajouta Maurice. C'est bien la première fois que ça nous arrive une histoire comme ça, dites donc !

Et Frédérique, tout en reprenant son aplomb d'homme pressé :

– Bon, bah, on n'a pas besoin de faire les présentations alors, comme vous vous connaissez. Allez suivez-moi ! direction le bar, et plus vite que ça, mauvaise troupe ! On a déjà cinq minutes de retard !

– Mais calme toi, mon petit Frédo, ajouta madame Bellini avec cette légèreté qu'avait sa voix.

Et le groupe s'en alla dehors, en direction du bar. J'avais suivi le mouvement, machinalement à vrai dire, parce que j'étais encore sous le choc ; et j'avais l'impression que j'allais l'être pour le restant de ma vie...

Ils discutaient, de tout et de rien, comme s'ils étaient seulement séparés de la veille ; et tous les trois marchaient à la même allure, au même rythme, au même niveau. Quant à moi, j'étais derrière, à la traîne. J'enviais, il est vrai, cette complicité qu'il y avait entre eux ; plus qu'une bande de potes – intergénérationnelle certes – c'était presque une famille.

Puis, après quelques pas, madame Bellini, se retournant vers moi :

– Reste pas derrière, Céleste ! Allez, viens, on va te faire une petite place.

J'avais trottiné pour les rejoindre, et ma prof, s'écartant du groupe pour libérer un petit espace à ses côtés :

– Alors, qu'est-ce qui t'amène ici ?

Et bien, quoi dire à part que, je voulais oublier mon ex, ma rupture, fuir ma vie le temps de cet été, couper tout contact avec mes connaissances, mais je crois que c'est un peu fichu, non ? Non, je ne lui avais pas dit ça. Alors, essayant de passer au-dessus de cette situation étrange, un peu hésitante, je lui dis :

– Je voulais travailler, tout simplement... Et vous ?

– L'argent ! rétorqua-t-elle avec un sourire moqueur.

Un sourire qui engendra des petites moqueries des autres, des remarques sur le faible salaire qu'ils touchaient en deux mois, des piques bons enfants, aiguisés comme il faut, de ceux qu'on se lance seulement entre amis.

– Non, plus sérieusement, j'aime beaucoup ce camping, ajouta-t-elle. C'est un peu mon deuxième chez-moi.

Mais, l'espace d'un instant, j'avais vu au fond de ses yeux une petite lueur de tristesse ; ce genre de détail que je ne voyais jamais d'habitude ; moi qui, de ma grande inadvertance, étais incapable de prêter attention aux moindres sentiments des autres. C'était peut-être parce que, cette fois, j'avais une obsession presque maladive pour son visage... D'accord, c'était un peu bizarre dit comme ça.

On était arrivé assez vite sur la terrasse du bar et déjà, Frédérique – que j'avais encore du mal à appeler « Frédo » – nous donna, à madame Bellini et moi-même, une clef de l'entrée. Il dit, sur un ton assez ferme :

– Bon, c'est les deux seules clefs qu'on a, d'accord ! il ne faut vraiment pas les perdre, sinon... sinon on va devoir en faire d'autres et vous savez très bien à quel point je déteste le serrurier !

Une phrase qui résulta sur l'hilarité générale, une « private joke » – comme disent les anglophones – qui m'intrigua plus que de raison, mais je me sentais trop timide et pas assez intime avec eux pour demander une explication... Et puis, tout le monde le savait : on n'explique pas les blagues.

– Non, sérieusement, ne la perdez pas ! dit-il de nouveau, après les rires.

Et, en me remettant la clef en main :

– Je peux te faire confiance, Céleste ?

J'hochai de la tête sous le regard amusé de madame Bellini, et nous entrâmes tous dans le bar.

C'était, effectivement, un lieu tout à fait charmant et cosy, comme me l'avait dit Maurice ; pas trop petit, ni trop grand et les fenêtres fermées avaient rendu l'atmosphère irrespirable et lourde. Il y avait d'ailleurs une grande baie vitrée qui donnait sur la terrasse, et le bar était fait de telle sorte que l'on pouvait l'ouvrir pour prolonger la salle vers l'extérieur ; le comptoir se trouvait au fond, devant un mur de bouteilles d'alcools par centaine. Des tables rondes çà et là, des tabourets aussi, et tout un chapelet de petites lanternes asiatique qui parcouraient le plafond de loin en loin.

Frédérique ouvrit ladite baie vitrée, pour me montrer comment faire et expliqua dans les moindres détails les petites mésaventures que je pouvais rencontrer lors de cette manœuvre, pourtant si banale. Il ajouta, en rigolant à moitié :

– Elle est capricieuse parfois, alors il faut y aller en toute délicatesse ! Il faut savoir où mettre les mains, et pousser doucement.

– C'est ce qu'elle disait, rétorqua madame Bellini du tac au tac.

J'avais pouffé de rire, sincèrement. Mais merde alors ! Qui était cette femme ?! Je n'arrivais pas à reconnaître ma professeure ; ma professeure qui, d'ordinaire, était une personne très-calme, très-posée, qui ne jurait pas et qui ne faisait jamais de blague comme celle-là. Elle était une tout autre personne. Comme si l'été l'avait changé, ou peut-être était-ce ce camping.

Et sans la moindre transition, elle me prit sous son bras, d'une étreinte très amicale – trop amicale peut-être –, puis me dit, avec un grand sourire, des yeux et de la bouche :

– Je sens qu'on va bien s'amuser cette année, non ?

J'étais rouge comme une écrevisse, et si un taureau était présent dans la salle, il m'aurait déjà empalé de ses cornes. Et l'unique son qui était sorti de ma bouche était un mélange bizarre de « oui, peut-être, haha », tout en même temps.

C'était bien la seule phrase que je pouvais rendre, mon ventre étant trop chatouillé pour me laisser réfléchir.

Parfois, je ne pense à rien d'autre que toi. (GxG)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant