Chapitre 5

3.1K 185 33
                                    

Frédérique nous expliqua brièvement le fonctionnement du bar, de l'inventaire – que l'on devait faire chaque matin –, de la tireuse à bière, du lave-vaisselle, de comment étaient triés toutes les bouteilles d'alcool, de comment faire des marges sur les cocktails et quelques astuces de roublard pour toujours gagner aux jeux d'alcool avec les clients. Ils avaient, lui et madame Bellini, mis au point tout un système ingénieux de verres troués et de dés pipés. Et très vite, l'image de madame Bellini ivre me vint à l'esprit. C'était un concept complètement irréaliste.

Si quelqu'un m'avait dit un jour que je verrais ma prof d'art totalement saoule, je ne l'aurais pas cru.

Parce que, de un, et même si en soi, les professeurs et enseignants sont des êtres humains tout à fait banals, je n'arrivais pas à imaginer cette scène où, madame Bellini, la classe et l'élégance incarnée, puisse tout simplement boire de l'alcool finalement. Et de deux, mais merde non ! ce n'était juste pas possible. J'ai rien contre l'alcool et les gens qui en consomment – moi-même, j'en bois –, mais il faut avouer que c'est déroutant de s'imaginer une personne de cette prestance sous l'emprise de l'ivresse.

Et c'était sûrement pour ça, que moi, d'un air stupide et d'une voix tout aussi étrange :

– Vous buvez, madame Bellini ?

– « Madame Bellini » ! répéta Frédérique, au bord du fou rire.

– Qu'elle est mignonne... renchérit ma professeure sur le même ton. Tu peux m'appeler Pénélope, tu sais, c'est mon prénom après tout.

Je fis oui de la tête, un peu rouge et pour les mêmes raisons que son accolade trop serrée, trop vite. Et elle, pendant que Frédérique branchait le frigo, se servit une bière et en proposa aux autres :

– Oui, je bois, dit-elle simplement, avec un léger sourire.

– Et pas qu'un peu ! ajouta Frédérique.

– Qu'est-ce t'en sais d'abord ? Tu te couches toujours avant moi, toujours ! répliqua-t-elle.

– C'est parce que tu es encore jeune, répondit Frédérique un peu las, ça te fait quoi ? vingt-cinq, vingt-six ans ?

– Vingt-sept, mais merci de me rajeunir, dit-elle en lui tendant sa bière.

Et lui, en prenant la bouteille, d'un air taquin :

– Pas plus ? T'es pas plus vieille que ça ?

Elle roula simplement des yeux et ne répondit pas. Elle passa ensuite à Maurice, qui d'un balancement tranquille de sa tête, refusa poliment la bière. Il nous laissa même, soi-disant qu'il avait mal au dos, mais ses paupières avaient un tout autre discours et n'attendaient qu'une bonne sieste bien méritée. Alors, elle me tendit la bouteille et me regarda dans les yeux :

– T'en veux ?

– Euh... oui... balbutiai-je. Merci, Pénélope.

Un frisson étrangement agréable m'avait traversé le corps de loin en loin. C'était comme réaliser un de ces vieux fantasmes d'élèves, ceux qu'on ne s'avoue pas, comme rentrer dans la salle des profs, pouvoir les appeler par leur prénom, boire un coup avec eux. Et je ne savais pas pourquoi j'étais si fascinée à l'idée de faire ça, peut-être le goût de l'interdit, du nouveau ; décidément, ces vacances commençaient d'une manière vraiment surprenante.

Elle finit par trinquer, m'extirpant de mes rêveries. Découvrir cette facette de madame Bellini, ou plutôt, Pénélope, n'était pas désagréable, pour le moment en tout cas ; et finalement, Frédérique avait installé tout seul le bar. Tout était opérationnel et prêt à l'usage, il nous dit, sa bière à la main, et son front perlé de sueurs :

– Bon, le bar est ouvert du jeudi au samedi soir, le reste de la semaine vous êtes libres de faire ce que vous voulez, tant que le lieu reste propre et présentable bien sûr, où tant qu'il n'y a pas d'urgence. Les soirées de jeudi et de vendredi sont les plus importantes, il faut vraiment se donner à fond, c'est là qu'on fait le plus de marge ! Je suis toujours disponible en cas de pépin, ayez de la batterie sur votre téléphone et surtout, amusez-vous bien !

Et, en levant sa bouteille :

– À la vôtre !

– À la tienne mon Frédo ! répondit madame Bellini, enfin Pénélope...

Il but sa bière d'un trait, s'essuya d'un revers de main et nous dit :

– Bon j'ai des choses à régler avec Véro, je vous laisse, à ce soir.

Il sortit en trottinant, toujours aussi pressé, mais revint aussitôt :

– Demain matin, on nous livre des fûts de bières, je serai en réu moi, vous pouvez vous en occuper ?

– Oui, chef ! dit-elle avec un salut militaire rigolo.

Il ne restait plus alors que Pénélope, moi-même et le silence dans la grande salle du bar. Elle était assise en face de moi, nonchalamment posée dans un fauteuil, sa bière à la main et les jambes croisées dans sa fine robe d'été. Elle avait un regard songeur et sirotait doucement le doux alcool ambré ; avec le goulot à peine collé à ses lèvres, roses et humides, pulpées à souhait, elle semblait sourire à une pensée agréable, puis, elle me regarda droit dans les yeux. Et moi, trop occupée à penser à elle sans doute, avait soutenu son regard ; c'étaient les deux secondes les plus longues de ma vie, et un nouveau record dans la rougeur de ma peau.

– Je... Je dois y aller ! m'écriai-je en me levant d'un coup d'un seul, raide comme un piquet.

– Oh, souffla-t-elle, très-étonnée. Et bien, à ce soir alors ?

– À ce... à ce soir ? dis-je avec une panique grandissante.

– Bah oui, ce soir, on mange tous ensemble.

Elle me souriait tendrement, but sa bière, décroisa ses jambes pour les remettre en place.

– Ce soir c'est pas possible, répondis-je d'une voix hachée, je suis malade, je ne me sens pas bien ! J'ai une gastro !

Sans lui laisser le temps de répondre, ni de finir ma bière, j'avais quitté les lieux en trombe, presque aussi vite que Frédérique ; et sans me retourner puisque j'avais honte et peur de croiser son regard de nouveau. Pourquoi j'avais ces pensées envers elle ?! Et puis « Madame Bellini », elle est déjà mariée !

Et une gastro ?! Sérieusement !? C'était vraiment la seule excuse que j'avais en stock ? Je suis vraiment la pire des personnes à consulter en cas de crise ou de panique... Je m'étais alors enfermée dans ma tente, à défaut de ne pas avoir pu m'enterrer six pieds sous terre. J'attendais, telle une larve, la disparition lente de ma gêne et de ma honte. L'après-midi passa relativement vite, Monarque me rendit même visite, une ou deux fois, timidement toujours, sans jamais me toucher, à deux bons mètres de moi.

Maurice, aussi, était venu, de son infinie gentillesse. Il m'avait proposé un médicament, un remède de grand-père selon ses propres mots ; il me laissa un petit quelque chose à grignoter, une tarte aux pommes qu'avait faite madame Bellini...

Elle était terriblement délicieuse... la tarte aux pommes, je veux dire.

C'était la soirée la plus dure à endurer. Je les entendais, tout près de moi, à rire aux éclats et à faire tinter leurs verres ; même l'odeur de leurs plats s'immisçait dans ma tente ! et moi, je n'avais que les restes de mon sandwich de voyage, jambon beurre et salade tiède...

Mais finalement, vers les coups de minuit, je dirais, j'avais réussi à fermer l'œil, à somnoler ; à somnoler jusqu'à ce que quelque chose me réveille. C'étaient deux personnes qui parlaient, et qui parlaient fort, très-fort. Il était question de sauver le monde, d'une bombe qui allait tout détruire, de voyage dans le temps et de cheerleader.

J'avais une sorte de fenêtre intégrée à ma tente, et à travers cette dernière, je pouvais voir l'arrière du camping-car de madame Bellini. Sa fenêtre à elle – une vraie – était ouverte ; et de la lumière ainsi que des voix – celle d'une télé visiblement – en sortaient... C'était donc ce genre de personne qui s'endormait avec un écran allumé... Je me demandais bien devant quel genre de film ou série elle avait rejoint les bras de Morphée.

Parfois, je ne pense à rien d'autre que toi. (GxG)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant