Chapitre 7

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On marchait toutes les deux, silencieuses ; et Pénélope fredonnait, les lèvres pincées en un discret sourire, un air tranquille, accrocheur. Ses mains se balançaient au rythme calme de sa marche, et l'étoffe de son pantalon, légère, bouffante, balayait les quelques brindilles qui s'y accrochaient par hasard, bruissait de petits craquements sonores, caractéristique des feuilles séchées. Et il flottait dans son sillage son parfum qui, petit à petit, s'immisçait en moi à chacune de mes respirations ; mélange subtil et savant de mimosa et de cardamome, entre la pâtisserie des vieux souvenirs chaleureux et d'un songe que l'on ne veut pas rompre.

Pourtant, et depuis cette discussion que je n'avais pas demandé à entendre, je vis dans ses yeux, perdus dans une pensée brumeuse, que quelque chose la chagrinait ; et chagriner était un bien faible mot...

– Ça va ? lui demandai-je, me surprenant moi-même de briser le silence.

– Oui, ça va, rétorqua-t-elle simplement.

Le silence retomba. Et je me sentais bête. Qui j'étais pour régler ses problèmes ? et puis d'ailleurs, ce n'était pas à moi de régler ses problèmes... après tout, on ne se connaissait pas. Pénélope est juste une ancienne professeur d'art, certes très-charmante, parfois très-drôle, toujours atypique et étonnement surprenant. Mais malgré toutes ces qualités et mes joues qui rougissaient, on ne se connaissait pas. C'était un fait. Et ce n'était sûrement pas moi, jeune bachelière de dix-huit ans à peine, qui allait résoudre ses problèmes d'adulte.

Pénélope se tourna alors vers moi :

– Et toi, ça va ?

Puis, après un petit rire :

– Sans parler de ta tente, je veux dire. Ton ventre, ça va mieux ?

– Ah, oui ! balbutiai-je, très-confuse. Mon ventre va mieux, merci de vous... de t'en préoccuper.

– Tu vas y arriver, ne t'inquiète pas, me souffla-t-elle dans un léger murmure.

– Arriver à ? dis-je.

– À me tutoyer, tu vas y arriver, répéta-t-elle.

Elle m'avait adressé un grand sourire sincère, plissant quelque peu les paupières, et posa sa main sur mon épaule. Elle l'avait laissé au contact de ma peau durant deux longues secondes, juste assez pour que des frissons m'assiègent, de mon bassin jusqu'à la nuque.

On arriva ensuite devant le bar où un grand camion marron bloquait le passage. Un grand homme, maigre comme une brindille, dans son uniforme de livreur, casquette, bermuda, chemise à manches courtes, de la même couleur que son véhicule, nous attendait. Il portait très-mal sa barbe de trois jours et semblait s'être réveillé du mauvais pied. D'une voix désagréable, lente, traînante même, il nous dit :

– J'ai failli attendre ! C'est vous, Pénélope ? Le vieux à l'entrée m'a dit qu'une certaine Pénélope remplaçait Frédérique ce matin.

– Oui, c'est moi, rétorqua-t-elle simplement.

– Ok, signez ici, alors ! ajouta-t-il en sortant un bout de papier froissé et plié en quatre de sa poche arrière.

– Euh... très bien, mais...

Le livreur souffla des narines et prit l'un des stylos qu'il avait en double dans la poche frontale de sa chemise, juste au niveau de son cœur.

– Pas de stylo ? Tenez !

– Très aimable à vous, lui remercia-t-elle cordialement.

Puis, une fois le livreur à l'arrière de son camion, elle me regarda et roula ses yeux au ciel et souffla sans bruissement. Et un bruit sourd plus tard, il revint et nous dit :

– Alors, deux fûts de 50, trois caisses, une de blonde, blanche et ambrée !

Il tendit sa main pour récupérer son papier et son stylo, et une fois la chose faite, remonta dans son véhicule sans même nous dire merci. Il claqua la portière et démarra sur les chapeaux de roues, laissant derrière lui une grande fumée noire mélangée à la poussière de la terre battue. Et deux poumons arrachés plus tard, battant l'air de mes mains :

– Hé bah... s'ils sont tous comme ça...

– C'est un con, répliqua sèchement Pénélope,les sourcils froncés et ses doigts plaqués sur sa bouche.

– Tu le connais ? En tout cas, lui, il avait pas l'air de te connaître.

– De vue seulement, et je pense que Frédo ne voulait pas le voir, c'est pour ça qu'il nous a confié la mission.

– Oh...

– Apparemment, il pique les marchandises qu'ils livrent, parfois.

Puis, en se dirigeant vers les bières posées à même le sol, sans ordre aucun :

– Bon allez, plus vite on aura rangé ça, plus vite on aura du temps libre !

J'avais ouvert la baie vitrée du bar, tâchant de respecter à la lettre les consignes de Frédérique, afin de nous faciliter le rangement. Quelques clients du camping, des habitués surtout, nous avaient salué ; pendant que d'autres, plus curieux et plus timides, nous regardaient de loin seulement.

On avait décidé de faire une sorte de chaîne, pour aller plus vite ; et les fûts étant les plus lourds à transporter, on s'était mise d'accord pour les déplacer à deux. Et une fois les caisses vidées, les bouteilles rangées, les fûts installés, je m'étais posée lourdement sur un petit canapé, toute moite de sueur déjà. Pénélope me rejoignit, une bouteille d'eau à la main.

Elle but une gorgée avant de s'asseoir tout près de moi.

C'était une scène des plus banale, des plus ordinaire même, mais je ne pouvais pas m'empêcher de la regarder, de l'observer ; ses mains qui tenaient délicatement la bouteille, ses lèvres entrouvertes, les courbes de sa gorge, ses longues expirations à chaque gorgée, et la moiteur qui perlaient voluptueusement sur ses épaules nues. Mon souffle était coupé, mon regard béat, et Pénélope, d'un air amusé :

– Tu as soif, c'est ça ?

Elle m'avait tendu la bouteille, que j'avais prise par politesse et par d'autres raisons illogiques ; je n'avais pas vraiment soif, mais aussi étrange que cela était, presque dans un fantasme puéril, je me sentais toute excitée de boire dans la même bouteille qu'elle, de me dire que mes lèvres avaient touché les siennes à travers ce goulot. Et je bus, goulûment. Finalement, j'avais un peu soif, aussi ; j'avais fini la bouteille.

– Merci, soufflai-je après m'être essuyé la bouche d'un revers de main.

Nous restâmes un instant dans la grande salle du bar, à l'ombre, sous un doux courant d'air frais. On parlait de tout et de rien, mais principalement de rien dans un flot ininterrompu de questions réponses ; on avait ce genre de discussion et d'anecdotes qui ne remplissaient que le vide, mais qui, par des chemins cachés, par la magie des relations humaines, reliait les personnes. On se livrait nos petites histoires, nos tranches de vie, ces minuscules bouts de rien – souvent inintéressants, mais toujours très humain – qui font les gens.

Et notre journée de travail était déjà terminée – midi n'avait pas encore sonné. Je me sentais un peu triste de laisser Pénélope, moi qui voulais passer des heures avec elle ; sa présence, d'une manière que je ne pouvais pas encore expliquer, me rassurait vraiment, et je me sentais bien avec elle ; et elle était posée, tout près de moi, la tête penchée en arrière et les jambes croisées ; elle les balançait de temps en temps ; et au petit bonheur la chance, elles touchaient les miennes dans une caresse fugace qui me ravissait, aussi courte fût elle.

– Tu veux qu'on mange ensemble à midi ? me demanda-t-elle alors soudainement, ses deux mains posées sur mes genoux.

Parfois, je ne pense à rien d'autre que toi. (GxG)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant