C'était bien trop tard que je m'étais enfin rendu compte de ma position, et ce n'était pas du tout désagréable, en vérité. Je me sentais bien, accrochée aux hanches de Pénélope, bien trop près d'elle. Je regardais par-dessus son épaule la route qui filait sous nos roues et il semblait qu'on glissait, toutes les deux au vent et sur l'asphalte désert jalonné de part et d'autre de pins ; et le vacarme du scooter ne dépassait pas nos rires et nos cris, quand Pénélope, pour me faire peur, pour me taquiner, zigzaguait de droite à gauche ; et moi, je m'accrochais encore plus près d'elle.
– Ça va, Céleste ? me cria-t-elle, de temps en temps par-dessus son épaule.
– Ça va, rétorquai-je, mon visage à quelques millimètres seulement du sien. Mais tu veux bien regarder la route, s'il te plaît ? Je n'ai pas envie de mourir tout de suite !
Mais elle ne répondit pas, et, pendant une fraction de seconde, Pénélope avait arrêté de sourire. Puis, elle se tourna sans rien dire, se concentrant sur la route, arrêtant même de tanguer pour le plaisir de plaisanter. C'était comme un petit froid qui s'était jeté sur mes épaules, et les siennes aussi d'ailleurs.
Et je me demandais si j'avais dit quelque chose qu'il ne fallait pas... mais bien sûr ! mon prédécesseur... cette personne qui semblait beaucoup compter pour elle, et qui a perdu la vie dans un accident de la route... et je me sentais tellement stupide d'avoir remis à la surface ce souvenir qu'elle ne voulait peut-être pas se remémorer de nouveau... d'autant plus que ce soir-là devait être une soirée bonne ambiance ; et moi, pauvre stupide fille que j'étais, je l'avais gâchée dès les premières minutes. Je m'en voulais tellement...
On avait fini notre petit voyage en silence, dans le centre-ville, au milieu de la foule, des restaurants et des terrasses, des rues piétonnes et des vendeurs ambulants ; on baignait dans cette atmosphère de début de soirée, dans cette effervescence estivale où le soleil peint le ciel d'un rose langoureux et d'un bleu profond ; la ville semblait s'éveillait d'une de ces longues siestes d'été, et se préparait à une soirée mouvementée, où l'alcool et les décibels coulaient à flots.
Pénélope sécurisa le scooter après avoir rangé nos deux casques dans le compartiment sous le siège. Malgré toute la bonne ambiance qui nous entourait, elle avait gardé son mutisme grave et triste. Alors, toute timide, voulant me rattraper, je lui dis :
– Je suis désolée... pour-
– Pour quoi ?
– Quand on était sur le scooter, c'est... pas ce que je voulais dire...
Et Pénélope, avec un simple sourire :
– C'est à moi, de m'excuser, Céleste. Je n'ai pas été prudente, et c'est toi qui a raison !
Puis, elle posa sa main sur mon épaule, me massa doucement, et ajouta, les yeux dans les yeux :
– Je m'en serais voulu, terriblement voulu, s'il t'était arrivé quelque chose...
Elle me fit une petite tape, et :
– Allez, suit moi, je veux te montrer quelque chose !
On avait traversé une grande place circulaire, remplie de tables et de monde, de musique et de lumière. C'était ce genre de place pavée, avec une imposante fontaine au milieu, des lampadaires en fonte et leur éclairage chaudement orangé. Il y avait de la vie, de la joie et l'air était moite, lourd, typique de celle des fins de journées d'été. J'étais presque en nage et je peinais un peu à suivre les pas de Pénélope.
Et après avoir arpenté les ruelles et les rues, naviguer dans les foules de gens qui dansaient, buvaient et festoyaient dans la joie, Pénélope s'arrêta devant une petite devanture, à la terrasse modeste ; quatre ou cinq tables, tout au plus, un grand ficus et l'enseigne du bar en grosses lettres gothiques « le café du Troll. » Et par la porte ouverte s'échappait une musique punk, rock, ou peut-être un peu des deux.
De jeunes personnes étaient déjà installées à l'intérieur, au fond ; et Pénélope, sur la pointe de ses pieds, jeta un regard à travers la grande vitre, comme si elle cherchait quelqu'un. Puis, sorti de nulle part, un grand monsieur nous dit :
– Pépé ! Quelle surprise, toi ici ?!
Il était grand oui, très-grand. Il portait un fédora, et coulait sur son cou, une coupe mulet tout à fait charmant, étrangement... et derrière ses oreilles, pareilles à deux épis de blé perdu sur une toile brune, deux grandes mèches blondes. Il était de ceux qui avaient une moustache élancée et élégante, et avait cette physionomie de porteur de monocle. Et avec son large sourire qui montrait toutes ses dents, il prit Pénélope par les épaules avant de lui faire la bise, par trois fois.
– Qu'est-ce qui t'amène ici ? demanda-t-il. Ça fait un bail que je ne t'avais pas vu ! Sache que ça me fait très plaisir !
– Mais, moi aussi, je suis contente de te voir, bel ami ! rétorqua-t-elle, toute aussi souriante. Pour tout te dire, j'avais besoin de décompresser un peu !
– Et tu as ramené avec toi une amie ? dit-il en me regardant.
Pénélope se tourna alors vers moi, se mordit discrètement la lèvre, et me présenta :
– Oui, c'est une très bonne amie ! Céleste, je te présente Phil ou Filou, avec un "f", pour les intimes !
– Enchanté, Céleste ! dit-il.
Puis en se rapprochant de moi, et en me faisant la bise à mon tour :
– Les amis de Pépé sont les miens, tu es la bienvenue ici, maintenant, dans l'humble café du Troll !
Il avait conclu sa phrase en présentant l'enseigne de son bar et nous invita à rentrer. Et j'étais la première à le faire. Le cadre était cosy, rien de folichon, mais tout de même très atypique ; quelques vieilles affiches publicitaires çà et là, une réplique du Mac & Peace dans un costume de troll, et un ventilateur au plafond – dans un bois d'acajou, j'aurais dit. Il avait derrière son bar, toute une flopée de spiritueux, et d'autres alcools plus étranges les uns que les autres, du rhum arrangé jusqu'aux shooters aux gingembres.
On s'installa dans un petit coin, sur une table pour deux, face à face, dans une intimité plaisante, et encore une fois, Pénélope était très près de moi, pour mon plus grand plaisir ! Et finalement, le petit coup de blues en début de soirée semblait s'évaporer ; parce que, depuis qu'on avait mis les pieds ici, dans ce bar qui, visiblement, lui était plus que familier, elle avait gardé un grand sourire sur son visage, celui qui plissait timidement les coins de ses yeux.
– La première, c'est moi qui la paye ! déclara Filou derrière son bar, à nous servir deux pintes déjà. Pour les retrouvailles !
– Pour les retrouvailles, alors ! répéta Pénélope, avec son petit accent italien qui me faisait de plus en plus craquer.
Et il nous amena, sur un plateau, deux grands verres, remplis de mousse, et d'une bière rouge à la forte odeur de fruits rouges ! avec, à côté, deux petits ramequins contenant du fromage coupés en dés et des olives. Puis, Pénélope, une fois Filou parti, prit son verre, l'entrechoqua doucement contre le mien, et accompagné d'un clin d'œil, dans un doux murmure :
– Et pour nous deux !
– Pour nous deux... soufflai-je en retour, les joues rouges, et un sourire timides aux lèvres.
Alors on a bu, beaucoup. Beaucoup trop pour être raisonnable. Pénélope semblait s'amuser réellement, et donc moi aussi. Et on avait fini, prise par l'ivresse et la spontanéité qu'elle procure, mais aussi sous l'encouragement des autres clients, par danser ; danser au milieu de la salle, à tourner main dans la main, dans une valse folle et drôlement chaotique.
Et, quand la musique s'acheva, en un rien de temps, dans un pas de danse improvisé, Pénélope me serra à la taille, ses mains me tenant les reins, son souffle m'échauffant mon visage, et ses lèvres tout près des miennes.
Je n'avais qu'à me mettre sur la pointe des pieds pour achever ce baiser, dans ce moment de flottement où plus rien d'autre que nous n'existait.
Mais j'étais restée là, la bouche entrouverte, les yeux perdus dans ses prunelles, et je sentais sa poitrine se serrer contre la mienne, et son souffle saccadé par la danse...
J'attendais...
J'attendais qu'elle le fasse, qu'elle m'embrasse.
J'attendais, le cœur en suspension...
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Parfois, je ne pense à rien d'autre que toi. (GxG)
RomanceCéleste vient tout juste d'avoir le bac... et de se faire larguer. Pour se changer les idées et oublier son ex petite amie, elle décide, sur un coup de tête, de prendre un job d'été : barmaid dans un modeste camping au bord de l'océan. Et elle, qui...