Chapitre 2 | Tu ne possèdes ni l'un, ni l'autre

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Le bruit des carrosses arrivant devant le manoir attira l'attention des courtisanes engagées pour la soirée, qui se ruèrent aux fenêtres. Elles étaient enchantées afin que personne ne puisse voir ce qui se passait à l'intérieur. Ça laissait l'occasion aux jeunes femmes d'épier les nouveaux arrivants à leurs guises, et de choisir leurs cibles en fonction de l'apparat de leurs transports. Zibara lui lança un sourire entendu, puis disparut pour accueillir les invités.

Le manoir se remplit rapidement d'hommes et de femmes de tous horizons ; nobles, pirates, marchands, étrangers de passage en ville. Des humains, qui composaient la majorité de Bejon, quelques métamorphes trahis par leurs caractéristiques animales, et même un Fae ou deux si on se fiait à la pointe de leurs oreilles. Leur seul point commun, hormis les masques de mascarade qui habillaient leurs visages, était la taille de leur bourse. Tous étaient des plus fortunés. Zibara avait une liste d'invités triée sur le volet, et être convié à Hollow Stone était un privilège que beaucoup convoitaient.

Yra observa la foule en jouant distraitement avec le pendentif nacré qui reposait au creux de son cou. Lord Deric, où était Lord Deric ? Une musique entêtante semblait venir de partout et nulle part à la fois, des couples s'étaient rapidement formés sur la piste de danse, d'autres s'étaient retirés dans des alcôves intimistes. Zibara lui avait décrit l'homme comme étant grand et mince, des cheveux blonds, et un teint pâle. Mais sans l'avoir jamais vu auparavant, Yra avait peu de chance de le trouver parmi tant de gens.

Elle se mélangea aux invités, souriant poliment aux hommes qui tentaient d'attraper son regard, reconnaissante d'avoir un masque pour camoufler son identité. Elle avait reconnu plusieurs visages, certains qu'elle savait mariés, flirtant sans gênes avec les courtisanes de Zibara, leurs épouses visiblement oubliées. Ses épaisses boucles noires auraient pu la faire reconnaitre facilement, si quelqu'un s'était penché sur la question, mais personne ne penserait jamais la trouver dans un endroit aussi exclusif. Pas elle ; pas la fille de Heida.

Ravalant son amertume à cette pensée, elle attrapa une deuxième coupe de naga lorsqu'un spectre passa près d'elle, et lui refourgua sa cape au passage. Elle ne comptait pas la boire, la première avait déjà manqué de lui faire tourner la tête, mais autant se fondre dans le paysage. Elle retint un soupir en portant la coupe à ses lèvres, le verre simplement posé contre sa bouche, et s'autorisa à fermer les yeux une fraction de seconde, retenant une grimace.

Ses orteils étaient crispés à l'intérieur de ses talons. Une douleur aiguë élança son tendon d'Achille.

Encore une exigence stupide de Zibara. « Tenter de séduire un homme en soirée sans talons hauts est comme pointer un pistolet sur ton ennemi sans munition » avait-elle dit alors qu'un spectre à l'aspect sinistre les lui mettait aux pieds. « Tu aurais besoin de beaucoup de chance et d'un charme extraordinaire pour t'en sortir. Et toi, chérie, tu ne possèdes ni l'un ni l'autre. »

Sa mère avait un placard plein de vieux talons hauts, vestiges secourus de sa vie passée, mais elle ne s'y était jamais intéressée, trouvant les bottines plates bien plus pratiques pour se déplacer au quotidien. Viola, elle, n'hésitait pas à fouiller dans les anciens trésors de leur mère pour parfaire ses tenues élaborées. Sa sœur avait un semblant de vie sociale et était plutôt appréciée au village. Elle avait cette capacité de mettre les gens immédiatement à l'aise en sa présence. Et surtout, l'avantage de ne pas être marquée.

Elle se demandait parfois si la vie de Viola aurait été plus simple si elle n'avait pas été là. Sa mère elle, aurait été soulagée de la voir disparaitre, elle le savait. Même si elle ne l'avouerait jamais ouvertement.

Yra avait avalé la moitié de son verre.

Et puis mince alors, que Zibara aille se faire voir. Yra trottina le plus dignement possible le long des couloirs sombres du manoir, tâchant de garder bonne figure devant les convives égarés qu'elle croisait au passage. Elle trouva un coin discret loin de la fête et entreprit de se déchausser. Elle se balança péniblement sur une jambe, s'appuyant sur la boiserie en chêne du soubassement, son verre toujours dans une main, et se défit de ses talons avec un geignement.

Un Coeur d'Ombres et de LumièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant