Un Coeur d'Ombres et de Lumière

Chapitre 23 | Les abominations dans ton genre

« Ça te fait une tête de fantôme. »

Yra sursauta, son regard se fixant sur son reflet dans le miroir, la faible lueur de l'unique lampe à huile arrivant à peine à éclairer la pièce. Grace avait raison ; on aurait dit un spectre. Pas comme ceux de Zibara, qui perturbaient les visiteurs de Hollow Stone avec leur nitescence verdâtre, mais plutôt de ceux qui hantaient les légendes murmurées dans la nuit ; ceux qui étaient réputés avoir le teint aussi pâle que les morts.

Assise devant la coiffeuse, elle s'était perdue dans ses pensées, et n'avait pas mesuré la quantité de poudre qu'elle s'était appliquée sur la figure. En soufflant, elle posa la houppette et attrapa un linge pour le passer sur son visage.

« Tiens, ajoute un peu de rouge pour équilibrer. » Grace lui tendit la palette de far à joue.

Yra marmonna un remerciement en l'attrapant. Elle n'était pas d'humeur à jouer sur scène ce soir — pas quand elle savait qu'il s'agissait de la dernière fois. Mais elle ne pouvait pas se permettre de rater une occasion de gagner quelques pièces.

Grace, elle, avait l'air particulièrement joyeuse. Installée sur le vieux fauteuil rose — un des rares meubles qui habillaient l'étroite caravane de la troupe —, ses doigts tiraient distraitement sur un long fil dépassant d'une déchirure sur le bras du siège. Ses yeux pétillaient comme si on lui avait annoncé qu'une licorne lui accordait trois souhaits.

Melvin entra dans la caravane où les deux filles terminaient de se préparer, une flasque de café froid à la main. Clyde était à sa suite, apportant avec lui une lampe à huile supplémentaire.

« Enfin, » souffla lourdement Grace en attrapant la lampe. Son frère avait pris soin de trainer pour lui ramener l'éclairage additionnel demandé — à croire qu'il avait tout le temps du monde.

« Mon chapeau, où est mon chapeau ? » grommela Melvin en grattant sa barbe grisonnante.

Il fouilla la caravane du regard, ses mèches argentées emmêlées d'une façon qui donnait l'impression qu'il venait de se réveiller. Le désordre avait pris possession de l'endroit, comme toujours avant une représentation. Le coffre était grand ouvert, et les costumes éparpillés un peu partout dans l'espace étroit — comme s'il les avait goutés un à un, puis recrachés ceux qui n'avaient pas su gagner ses faveurs.

Clyde eut un reniflement arrogant en sortant le chapeau haut de forme de Melvin de derrière une étagère.

« Surveille tes affaires, l'ancêtre. »

« L'ancêtre te dit merde, blanc-bec, » répliqua Melvin en arrachant le chapeau des mains de Clyde. Il prit une grande gorgée de sa flasque. Yra retint une grimace en imaginant le gout amer du café noir et froid à l'arrière de sa gorge. Ce que Melvin trouvait à cette boisson resterait à jamais un mystère.

Il ébouriffa d'un geste vengeur les cheveux châtains aux reflets rouille de Clyde — qui s'échappa avec un grognement — et vint se placer derrière le tabouret branlant sur lequel Yra était assise. Il fronça les sourcils en posant les yeux sur son reflet.

« Tu parais bien pâle, petite. »

Yra n'eut pas le temps de s'agacer que Grace avait déjà bondi sur l'occasion d'en rajouter une couche.

« C'est ce que je lui ai dit, elle a mis beaucoup trop de poudre. » Yra sut ce qui allait suivre avant même que les mots ne sortent de la bouche de Grace. « Je ne pense pas qu'Yra devrait monter sur scène, ce soir. »

Yra grinça des dents, mais resta silencieuse. Elle avait eu le droit à ce cirque depuis plusieurs mois déjà, Grace tentant subtilement — et moins subtilement — de l'évincer du spectacle. Ou du moins, de jouer à sa place le rôle qui lui était attribué — le rôle de la bien-aimée du personnage de Ian. Elle avait pris ça pour de la maladresse au départ, ou même un brin d'immaturité, pensant que Grace ne mesurait pas, malgré ses dix-huit ans, l'importance que pouvait avoir ce gagne-pain pour Yra. Mais depuis quelque temps déjà, elle soupçonnait qu'une tout autre raison était responsable de son comportement.

« Tu n'as pas l'air très en forme, sans vouloir t'offenser, » continua Grace en se tournant vers elle. Puis, s'adressant à Melvin et Clyde, « Je pense qu'il est préférable que je joue son rôle pour cette fois. » Elle regarda les deux hommes en recherche de soutien.

Son frère se contenta de lever les yeux au ciel, et Melvin secoua la tête en ricanant.

« Calme tes ardeurs, Grace. Tu auras tout le temps de bécoter ton cher Ian à Midstorm. »

Midstorm. Ils quittaient Bejon pour se rendre à la capitale ? Cherchant à chasser de son esprit l'image qu'avait fait naître l'insinuation de Melvin, elle se concentra sur la raison qui pouvait pousser la troupe à se rendre aussi loin de Bejon. Pas que ce soit illogique ; après tout, il y aurait bien plus d'opportunité dans une grande ville que dans un petit village comme Bejon. Mais Ian lui avait confié, quelque temps auparavant, être fatigué de l'agitation des grandes villes et préférer s'installer dans une petite bourgade tranquille, tel que Bejon. Mais l'autre soir, Grace avait laisser entendre qu'il s'agissait d'une opportunité qu'ils ne pouvaient pas laisser passer...

Avant qu'elle ne puisse ouvrir la bouche pour poser les questions qui lui rongeaient le cerveau, le vieil homme lui retira le maquillage des mains et tira un siège, intimant à Yra de se tourner vers lui, pendant que Grace, aussi rouge qu'un coquelicot, bredouillait une faible protestation qui ne convainquit personne.

« C'est rien d'irrattrapable, petite. Je m'occupe de tout, tu t'occupes de rien. Pigé ? »

Yra hocha la tête, un faible sourire aux lèvres. Le regard de l'homme s'adoucit, semblant comprendre ce qui la mettait d'humeur morose. Il s'affaira à rectifier son maquillage, pendant que Clyde se coiffait face au miroir aux bordures dorées accroché au mur opposé. En le voyant mettre une tonne de gel dans ses cheveux, Yra ne put s'empêcher de lui lancer une pique.

« Tu sais que graisser le tas de foin qui te sert de cheveux ne te rendra pas plus attirant, n'est-ce pas ? »

« Ah ? Ça te plait pas ? » Son regard noisette rencontra le sien dans le miroir.

Elle haussa un sourcil, l'air de dire que la réponse était évidente, tenue muette par Melvin qui lui appliquait du rouge à lèvres.

Le jeune homme eut un sourire mauvais. « Bien. Si ça tient les abominations dans ton genre loin de moi, c'est que ça fait son boulot. »

Les narines d'Yra se gonflèrent à l'insulte. Elle détestait Clyde autant que lui la haïssait, mais les raisons de leur animosité différaient. Lui se méfiait d'elle car elle était marquée ; elle ne l'aimait pas car il était une andouille arrogante qui pensait que le soleil se levait spécialement pour ses beaux yeux chaque matin.

Elle chassa la main de Melvin qui maquillait sa bouche, s'apprêtant à lancer une réplique acerbe à Clyde, quand la porte de la caravane s'ouvrit bruyamment.

« Tout le monde est prêt ? » lança Ian à la ronde, son regard s'attardant sur Yra.

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On a rencontré Melvin et Clyde dans ce chapitre (je les adore !). 

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