L'évidence la frappa.
Ses gants.
Elle se défit d'un gant promptement tout en maintenant le journal contre sa hanche à l'aide de son avant-bras. La vue des bleus qui commençaient à apparaitre sur sa main meurtrie lui arracha une grimace. Elle enfila la bague glacée à son doigt nu en jetant un coup d'œil anxieux à la porte. Le temps se ralentit autour d'elle, l'air s'alourdissant de cette atmosphère propre à la magie.
À l'instant même où elle sentit le pouvoir de la bague vrombir et le monde se fondre en un amalgame de lumière et de couleurs, la porte de la chambre s'ouvrit à la volée.
La lueur brûlante de deux iris rouges fut la dernière chose qu'elle aperçut avant de disparaitre. Sa propre voix retentissait dans son esprit, scandant encore et encore le nom de sa destination.
Hollow Stone.
***
L'adrénaline avait parcouru ses veines lors de son affrontement avec Deric, mais maintenant, alors qu'elle trainait les pieds à travers le brouillard épais en direction du manoir, Yra se sentait étrangement vide, anesthésiée de toute émotion — comme si le brume qui caressait sa peau s'était également infiltrée dans son esprit.
Elle avait été téléportée dans l'allée, à l'intérieur des barrières magiques qui entouraient le domaine. La bague avait été assez puissante pour les contourner. Yra commençait à comprendre pourquoi Zibara voulait tellement mettre la main sur le bijou.
Elle aperçut avec soulagement la lueur verdâtre des spectres qui montaient la garde au bas des escaliers de l'entrée principale, comme la lumière d'un phare la guidant dans la nuit. La pluie trempait ses boucles lourdes, ruisselait le long de son visage, de son cou, de sa robe, laissant une trainée rougeâtre sur le pavement à son passage. Le maquillage noir de ses yeux avait coulé, tachant ses joues et troublant son regard. Elle cligna des paupières répétitivement pour l'éclaircir. Il ne restait que quelques carrosses le long de l'allée recourbée ; la plupart des invités devaient être rentrés chez eux. Il allait bientôt faire jour.
Elle se traina avec difficulté en haut des marches, faisant sursauter un couple qui sortait au même moment. Les deux hommes la regardèrent d'un air épouvanté et se tinrent à distance en passant près d'elle. Elle leur offrit un sourire amer en retour. Elle imaginait bien son allure ; pieds nus, robe déchirée, dégoulinante d'eau et de sang. Une vision cauchemardesque. Le masque toujours en place sur son visage préservait son identité, lui offrant une maigre consolation. Au moins l'embarras serait-il limité à cette soirée maudite et ne la poursuivrait pas au-delà.
Elle était exténuée.
La chaleur du manoir l'entoura comme une caresse réconfortante, et elle laissa ses muscles endoloris se détendre une seconde. Puis, son regard se posa sur le dos de Zibara, en pleine conversation avec l'un de ses convives, toujours aussi époustouflante dans son extravagante robe rouge. Et sa fatigue se transforma en furie.
Elle fonça vers la sorcière, faisant fi de la douleur qui lançait sa cuisse.
« M'avertir que je devais séduire un suceur de sang aurait été trop demandé ? » cracha-t-elle.
La sorcière se retourna brusquement vers elle, ses longues tresses fouettant l'air. Ses yeux s'écarquillèrent un instant, absorbant le choc de son apparence, et le sourire qui avait étiré ses lèvres une seconde plus tôt s'effrita.
« Excusez-moi un instant, » lança-t-elle distraitement à son invité, examinant Yra d'un regard maintenant étréci.
Elle l'attrapa par le bras et la traina sans ménagement loin des quelques personnes encore présentes. Un recoin près de l'escalier. Les talons hauts qu'Yra y avait laissés plus tôt y étaient toujours.
« Tu as la bague ? » demanda Zibara d'une voix empressée.
Bien sûr, c'était tout ce qui intéressait cette femme. Son agacement s'intensifia.
« Sérieusement ? Pas de "ma chérie, comment vas-tu ? Pourquoi es-tu dans cet état ? Qu'est-ce qui s'est passé ?" » répliqua Yra d'un ton acerbe.
Zibara haussa un sourcil. « Tu veux peut-être venir dans mes bras pour être bercée comme un petit bébé ? »
Yra serra les dents.
« Tu pourras chercher du réconfort chez ta mère. » Zibara examina ses ongles. « Si tu as rempli ta part du marché, bien entendu. » La menace à peine voilée flotta entre les deux femmes, les yeux d'Yra envoyant des éclairs.
Il n'était peut-être pas sage de sa part d'agir de la sorte ; après tout, Zibara avait le pouvoir de la réduire en poussière en un claquement de doigts. Mais après la soirée d'horreur qu'elle venait de passer par sa faute, l'humeur de la sorcière était le dernier de ses soucis.
« Pourquoi tu ne m'as pas averti ? J'avais le droit de savoir que j'allais passer la soirée chez un damné de Vampyr. » Elle avait sifflé ces derniers mots entre ses dents serrées.
Zibara haussa une épaule, toujours concentrée sur ses ongles métalliques. « Tu es vivante, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que tu veux de plus ? »
Un faible fil de lucidité retint Yra de lui mettre une gifle ; gifle qu'elle aurait amèrement payée une seconde plus tard. Au lieu de ça, elle retira la bague d'Ilura de son doigt et la jeta au pieds de la Sorcière avec hargne. L'anneau tourbillonna un instant, le tintement métallique résonnant dans le silence lourd.
Zibara se raidit, ses yeux faisant des allers-retours entre Yra et l'anneau, comme si elle n'arrivait pas à croire qu'une jeune femme de son rang ait pu traiter un objet aussi puissant avec si peu de considération.
Yra posa la main sur la rampe d'escalier, et s'arrêta le temps d'un battement de cœur. « Miranda est morte, » annonça-t-elle froidement. Puis, sans un regard pour la sorcière, elle monta à la chambre où elle avait laissé ses affaires.
Essayant de contenir les tremblements qui voulaient prendre possession de son corps, elle se défit maladroitement de la robe et du masque qui lui enserrait le visage. Un soupir de soulagement lui échappa. Elle enfila le pantalon et la tunique dont elle avait été vêtue à son arrivée avec difficulté, la blessure à sa cuisse et sa main meurtrie lui arrachant quelques larmes silencieuses qu'elle chassa d'un battement de cils. Elle enroula ses cheveux épais sur eux-mêmes en un chignon improvisé, et, après avoir frotté la plante de ses pieds contre le bas de son pantalon pour en enlever les petits cailloux, éclats de verre et autre saleté qui s'y étaient incrustés, elle retrouva enfin la chaleur de ses bottines. Ses orteils étaient glacés ; se promener pieds nus toute la soirée avait été une très mauvaise idée. Son bandage de fortune sous son pantalon l'empêchait de se mouvoir confortablement ; enfiler un pyjama douillet lui semblait comme un mirage lointain. Elle allait dormir toute la journée demain — aujourd'hui. À travers la fenêtre elle pouvait déjà voir les rayons du soleil caresser la colline.
Un spectre vint la chercher quelques minutes plus tard. La lueur qui se dégageait de lui agressait ses yeux fatigués, mais elle le suivit sans rechigner alors qu'il l'installa dans un carrosse en direction de chez elle. Sa tête dodelina contre la portière durant le trajet, ses paupières lourdes. Le journal étrange reposait sur ses genoux, sa main gantée le retenant de s'écraser à ses pieds à chaque soubresaut de la voiture. Si Zibara avait vu l'objet, elle ne l'avait pas relevé. La bague avait probablement retenu toute son attention.
Yra dérivait déjà au royaume des rêves, loin de remarquer que le motif ovale gravé sur le journal ouvert avec précaution, révélant en son centre une pupille sombre, entourée d'un iris d'or liquide.
L'œil la scruta un instant, puis se referma paresseusement.
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Cette soirée d'horreur est enfin terminée pour Yra, mais elle devrait se méfier de ce qu'elle ramène avec elle...
Vos théories sur le journal ? →
N'oubliez pas de voter si vous avez aimé ! Merci à ceux qui prennent le temps de le faire.
À bientôt pour la suite.
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Un Coeur d'Ombres et de Lumière
Fantasy« Faire confiance à un Immortel c'est comme tendre ton cou à un lion; tu peux espérer qu'il ne fera que le renifler, mais tous ses instincts lui hurlent d'y planter ses crocs. » Yra déteste la magie presque autant qu'elle se déteste elle-même. Marqu...