Chapitre 36 | Je m'en fiche

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Yra songeait sérieusement à supplier Clyde de se servir de son revolver sur elle.

« J'en ai assez, » renifla Grace en se mouchant bruyamment.

Ou sur Grace.

Après une nuit passée dehors, Grace était tombée malade, comme Yra l'avait prédit. Cette idiote avait refusé de changer de robe, arguant qu'elle allait sécher très rapidement grâce au vent. Melvin avait eu beau lui expliquer que l'air froid ne ferait qu'empirer les choses, Grace n'avait rien voulu entendre. Elle n'avait fait que geindre depuis, sa voix nasillarde ponctuant chaque mouvement d'un râle plaintif, comme si elle avait non seulement attrapé froid, mais avait aussi été mordue par un basilic venimeux.

Et voilà qu'ils se retrouvaient à devoir trouver le village le plus proche pour dénicher un guérisseur à Grace. Ils allaient prendre du retard ; penser à ce que Gina pourrait être en train de subir pendant ce temps retournait l'estomac d'Yra.

Viola avait recommencé à lui adresser la parole, même si elle restait très sporadique. Elle pensait à Gina, dans chaque mot, chaque geste. L'idée qu'elles puissent arriver trop tard pour sauver Gina procurait à Viola une terreur qu'elle tentait de dissimuler, mais Yra connaissait sa sœur comme le dos de sa main. Elle avait essayé de lui changer les idées, de lui parler de sujets légers, mais elle voyait bien qu'il n'y avait rien à faire pour améliorer son humeur. Rien à faire, à part retrouver Gina. Même savoir qu'Yra avait récupéré le journal ne lui avait pas arraché un sourire.

Yra n'avait pas pu trouver un moment loin des autres depuis hier soir pour examiner l'objet de nouveau. Peut-être que l'Immortel qui y était prisonnier savait quelque chose sur Deric, quelque chose dont elle pourrait se servir au cas où le Vampyr ne soit pas aussi conciliant qu'elle l'espérait. Un point faible, une chose qui lui donnerait l'avantage lors d'une confrontation.

La seule vulnérabilité qu'elle connaissait aux Vampyrs était leur tendance à se transformer en tas de cendre au contact des rayons du soleil. Mais Deric n'était pas bête, et puisque Vesper était un territoire dominé par son espèce, ils devaient avoir certaines protections contre ça. Peut-être. Les Vampyrs étaient très secrets, et leur territoire était loin d'être ouvert à tous.

Le journal était resté caché à l'intérieur de sa cape depuis qu'elle l'avait récupéré ; il n'avait pas cessé de ronronner contre elle, comme pour la supplier de l'ouvrir, de lui parler. Parfois, il se réchauffait, comme pour lui signifier sa colère. Elle savait que si elle y posait les mains, elle ressentirait sa colère ; comme elle avait perçu certaines de ses émotions la première fois qu'ils avaient communiqué.

Elle essaya de garder son esprit loin du marché qu'elle avait passé avec l'Immortel. Le pacte avait été brisé lorsqu'elle n'avait pas pu remplir sa part du marché, et la magie se fichait bien que le journal n'eut pas été en sa possession à ce moment-là — la magie se fichait de tout, en réalité. La seule chose qui lui importait était l'équilibre ; un donné pour un rendu. Et si rien n'était rendu, alors la magie prenait.

Elle n'avait aucune envie de penser aux conséquences que ça pourrait engendrer. Il y avait plus urgent. Depuis que Gina avait été enlevée, une seule question occupait son esprit : comment la sauver ?

Non, c'était faux. Il y avait plus d'une question.

Comment la retrouver ? Comment garder Viola en sécurité ? Comment prendre le dessus sur Deric ?

Comment garder son humanité alors qu'elle allait échanger une vie contre une autre ?

Tu ne sais pas ce que Deric compte faire avec le journal.

Rien ne lui disait qu'il comptait faire du mal à cet... homme.

Tu sais ce qu'il peut faire. Tu l'as vu à l'œuvre.

Sa gorge se serra, mais elle ne pouvait pas se permettre de se soucier de ce qui arriverait à un Immortel avec qui elle avait échangé trois mots.

« J'en peux plus, » se plaint Grace, d'une voix étouffée par toute la morve dans son nez.

« Arrête un peu de geindre, » rétorqua Clyde platement en examinant la carte. « On arrive bientôt. »

Au lieu de la faire taire, les paroles de Clyde ne firent qu'attiser les lamentations de Grace.

Yra laissa tomber sa tête lourdement contre la paroi de la caravane.

« Tu vas bien ? » lui demanda Ian, assis près d'elle.

Elle lui jeta un regard en coin. Malgré la fatigue du voyage, il était toujours égal à lui-même : jovial et bienveillant. On aurait dit que rien ne l'atteignait. Ça aurait dû la réconforter, mais elle ne pouvait s'empêcher de trouver sa bonne humeur incroyablement agaçante. Yra mordit l'intérieur de sa joue en lui répondant d'un petit hochement de tête. En vouloir à Ian d'aller aussi bien alors que tout autour d'elle s'était écroulé était non seulement injuste, mais complètement illogique.

Une petite voix lui souffla qu'elle était surtout irritée parce que Ian avait passé plus de temps à répondre aux moindres demandes de Grace durant le voyage qu'à se soucier d'elle. Sa fierté l'empêchait d'admettre qu'une pointe de jalousie chatouillait son égo, mais l'idée que Ian lui avait presque aussi peu adressé la parole que sa sœur — qui avait, elle, de bonnes raisons de l'ignorer, même si ça lui coutait de l'admettre — lui pesait vraiment sur le cœur. Plus que jamais, elle avait besoin d'un ami, de quelqu'un sur qui elle aurait pu se reposer un peu. Elle avait cru, avec ce qu'il lui avait dit avant de partir de Bejon, qu'il pouvait être cette personne pour elle.

Depuis qu'ils avaient pris la route, il ne lui avait plus reparlé de l'accompagner à Wickross. Elle aurait dû être soulagée, mais quelque part, elle avait presque espéré qu'il insiste davantage.

« Iaaan, passe-moi un autre mouchoir, s'il te plait. »

Et il y avait ça, aussi, qui lui tapait sur les nerfs.

Ian se leva en tentant de garder l'équilibre malgré les secousses de la caravane, immédiatement près à venir au secours de Grace, qui prenait, comme toujours, grand plaisir à se l'accaparer.

La caravane s'arrêta soudainement, causant à Ian de basculer vers l'avant. Il se rattrapa aux accoudoirs du fauteuil de Grace, son visage dangereusement proche du sien. Grace écarquilla les yeux, ses joues rougissant comme deux tomates mures en plein soleil.

Yra se leva sans les regarder, refusant d'avoir la moindre réaction, et tendit sa main à Viola pour l'aider à se relever.

Du coin de l'œil, elle vit Clyde tirer Ian par le col, loin de sa sœur. « Reste pas comme ça, elle est déjà en train d'imaginer le mariage et vos futurs gosses. »

Grace lança une injure à son frère en le poussant dehors, la couleur de son visage trahissant son embarras. Yra ramassa sa besace et celle de Viola, qui avait l'air un peu fatiguée. Ian la regardait d'un air gêné en passant sa main sur sa nuque.

« Yra — » commença-t-il, mais elle l'interrompit.

« Je m'en fiche. »

Elle était loin de s'en ficher. La relation qui liait Grace à Ian lui avait toujours semblé étrange, et maintenant qu'ils étaient ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre, leurs interactions lui paraissaient de plus en plus ambiguës. Quand elle avait commencé à travailler avec la troupe, Yra avait vite remarqué le béguin que Grace avait pour Ian. Mais plus les jours passaient, plus elle se demandait s'il ne s'agissait vraiment que d'un béguin innocent, ou s'il y avait plus que ça entre eux. S'il y avait déjà eu plus que ça.

Elle s'efforça de faire taire le petit coin de son esprit qui lui disait qu'elle était loin de connaître Ian aussi bien qu'elle l'avait pensé.

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J'espère que ce chapitre vous a plu, malgré le temps qu'il m'a fallu pour vous le poster. N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez ^^

À bientôt.

Un Coeur d'Ombres et de LumièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant