Chapitre 35 | Ce que tu as fait à ton père

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Lorsqu'elles atteignirent leur campement de fortune, Melvin était en train de se réchauffer près du feu, tandis que Clyde, Viola, Ian semblaient se disputer près de la caravane. Enfin, Clyde et Viola se disputaient ; Ian jouait les médiateurs, comme toujours. Melvin écarquilla les yeux en apercevant le nez de Grace.

« Qu'est-ce qui t'es arrivé ? » interrogea-t-il en se levant.

Avant qu'elle ne puisse ouvrir la bouche, Yra répondit, « Elle est tombée. Qu'est-ce qui se passe par là-bas ? » Elle désigna les autres du menton.

Il se rassit lourdement sur son tronc d'arbre. « Ah, laisse. Ça fait une demi-heure qu'ils me cassent la tête. »

Yra s'approcha tranquillement, tendant l'oreille pour entendre ce qui se disait.

« J'suis pas une œuvre de charité moi, » cracha Clyde. « Je vais pas encore me taper une nuit dehors pour que les princesses des bas quartiers profitent du confort de la caravane. C'est à elles de s'adapter à la vie sur la route. »

Viola était si rouge qu'Yra s'attendait à ce que de la fumée lui sorte du nez.

« Être gentleman, tu ne connais pas ? »

« Les filles n'ont pas l'habitude de dormir dehors, » s'interjeta Ian en bon médiateur. « Sois conciliant, Clyde, ça ne te coûte pas grand-chose. »

La caravane, encombrée comme elle était avec les divers costumes et accessoires de spectacles, ne permettait pas à plus de deux personnes d'y dormir.

« Conciliant ? » Il ricana. « Mais on fait que ça, nous, être conciliants. C'est pas de ma faute à moi si leur copine rat de bibliothèque a été enlevée — »

La claque de Viola partit si vite que personne n'eut le temps de la voir venir. Viola avait l'air aussi choquée de son geste que les autres, mais elle ne flancha pas, défiant Clyde du regard.

Grace et Melvin se levèrent avec appréhension. La tête de Clyde valait le détour, et Yra regrettait presque de ne pas avoir été celle à lui en mettre une — après toutes les insultes qu'il lui avait balancées, il l'aurait bien mérité. Ses yeux étaient aussi exorbités que ceux d'un poisson télescope, une marque rouge de la forme de la main de Viola apparaissant lentement sur sa joue. Faire face aux conséquences de ses mots ne devait pas lui arriver souvent. Au lieu de baisser la tête et de s'excuser de ses paroles, Clyde fit la seule chose qu'il semblait capable de faire dans ce genre de situation : en moins d'une seconde, il avait sorti son revolver, pointé droit sur Viola,

« Range ça, mon garçon, » tenta Melvin.

Clyde l'ignora, abaissant le chien de l'arme.

Le sang d'Yra se transforma en glace. Le temps de cligner des yeux, elle s'était interposée entre Clyde et Viola ; l'arme était maintenant pointée sur son propre cœur.

Le visage dur, les narines gonflées, Clyde tressaillit imperceptiblement, mais ne bougea pas. Yra remonta la manche de sa tunique, dévoilant le sombre croissant de lune qui marquait son poignet.

« Vas-y, tire. Tire, et vois ce qui va t'arriver, » le mit au défi Yra.

Ne tire pas, supplia-t-elle mentalement.

Clyde était comme un chien : montrer la moindre faiblesse devant lui était signer son arrêt de mort.

Ian leva les mains de façon pacifique, et tenta d'apaiser Clyde. Il perdait son temps ; l'humiliation était trop grande. Recevoir une gifle, devant tout le monde, par une fille — quelqu'un comme Clyde aurait du mal à encaisser ça.

Yra tenta de calmer les palpitations de son cœur en se disant que Clyde ne pouvait pas tirer, qu'il n'était pas si bête ; il devait savoir que ce geste serait irréparable. Mais compter sur l'intelligence de Clyde pour rester en vie n'était pas la meilleure des stratégies.

Le regard de Clyde passa sur la marque d'Yra, puis revint sur ses yeux. Il était tiraillé ; son égo et sa raison se livraient une bataille en lui. Yra sentait que l'égo l'emporterait.

« Je te tuerai, » lâcha Yra froidement.

Clyde était un homme plein d'orgueil, mais même lui devait accorder une certaine valeur à sa vie.

« Si tu blesses quelqu'un, » continua Yra, « je te tuerai. »

« Tu n'as pas ce qu'il faut pour tuer quelqu'un, » railla-t-il.

« Je pourrais le faire sans même lever le petit doigt — avant même que tu aies le temps de tirer. Tu serais complètement sous mon contrôle. »

Le coin de sa bouche remonta. « Tu veux dire, comme ce que tu as fait à ton père ? »

Il savait. Bien sûr qu'il savait. Quiconque passait par Bejon entendait parler de cette histoire.

Le regard d'Yra s'assombrit. « Je pourrais te faire retourner cette arme contre toi, te faire tirer à travers ton propre cœur, et tu ne pourrais rien faire pour m'en empêcher. »

Et elle commençait presque à en avoir envie.

La mâchoire de Clyde se contracta. La tension dans l'air était étouffante ; les secondes parurent durer des heures alors que ni Clyde ni elle ne voulaient baisser les yeux. Même Ian s'était tu ; plus personne ne bougeait. Clyde la haïssait ; il haïssait tout ce qui touchait à la magie. Mais est-ce que sa haine était assez profonde pour le pousser à tirer ?

Elle ne prendrait pas le risque de le découvrir. Elle tenta de rassembler sa magie, d'appeler son pouvoir sur le bout de sa langue ; pas pour l'attaquer, pas tout de suite, mais pour être prête s'il décidait réellement de s'en prendre à quelqu'un. Elle chercha en elle le gout familier de ce pouvoir qu'elle avait tant détesté toutes ces années ; qui, aujourd'hui, était le seul à pouvoir la protéger, protéger Viola, et sauver Gina. Elle avait presque honte de l'admettre, mais cette sensation électrisante qui parcourait ses veines quand elle y laissait libre cours lui manquait terriblement. La magie était terriblement addictive ; y gouter une seule fois était comme tomber dans une rivière de chocolat et boire, boire, boire, sans jamais pouvoir s'arrêter.

Mais la magie ne vint pas.

Son cœur coula lourdement. Elle n'avait pas osé chercher sa magie, après la soirée chez Deric, mais une partie d'elle avait cru que son pouvoir était toujours là, attendant sagement d'être utilisé. Elle n'aurait jamais cru un jour être déçue que la déesse exauce son souhait, que Séléné reprenne le pouvoir maudit qu'elle lui avait transmis à la naissance, mais ça n'aurait pu arriver à un pire moment que celui-là. Confiante une seconde plus tôt, elle se sentait maintenant comme un chiot devant une meute de loups.

Si Clyde décidait de tirer, elle ne pourrait rien faire contre lui. Maintenant qu'elle l'avait provoqué et que sa fierté avait été ébranlée, il y avait peu de chance qu'il baisse son arme pacifiquement. Une goutte de sueur froide coula le long de sa nuque, alors même que le monde s'obscurcissait autour d'elle, le seul point de lumière étant l'arme de Clyde pointée sur elle. L'univers sembla ralentir sa course. Le doigt de Clyde se posa sur la détente.

Elle allait mourir.

Un bruit retentit, semblable à celui que faisait un ballon en se dégonflant, faisant sursauter tout le monde. L'espace d'une seconde, elle crut que Clyde avait tiré ; mais aucune douleur ne se propagea dans sa poitrine.

Ils tournèrent tous la tête vers Melvin, hébétés, alors qu'une odeur d'œufs pourris se propageait dans l'air. Le bras de Clyde s'abaissa.

Melvin agitait une main en se bouchant le nez de l'autre. « Me regardez pas comme ça — et que j'en vois pas un me juger ! C'est la faute du café, ça. On en reparlera quand vous aurez mon âge. »

Un instant incrédule passa, puis Viola lâcha un rire, suivit de Grace, puis de Ian. Clyde rangea son arme et tourna les talons.

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Melvin a une sacrée technique pour désamorcer les situations tendues 👀

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See you soon pour la suite !

Un Coeur d'Ombres et de LumièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant