Chapitre 12 | Sans mauvais jeu de mots

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Qu'est-ce que c'était que ça ?

Elle approcha d'un pas hésitant, et se pencha au-dessus de l'objet. Sur le cuir de la couverture, là où la veille elle avait pensé voir un simple motif ovale, se trouvait ce qui ressemblait fortement à un œil. Un iris de la couleur du miel chaud entourait une pupille noire — et il semblait la fixer. Yra aurait juré l'avoir vu cligner un instant auparavant.

La fatigue lui faisait perdre la tête.

Elle ramassa le journal en laissant échapper un rire nerveux, et posa avec précaution son pendentif sur la table de chevet, près de l'unique gant en dentelle rescapé de la veille. Viola allait lui en vouloir d'en avoir perdu un —surtout qu'elle avait omis de lui demander la permission de les emprunter.

Elle avait eu besoin de quelque chose pour camoufler la marque en croissant de lune sur son poignet, donc elle avait pensé dérober quelque chose dans le placard bien fourni de sa sœur et le lui restituer discrètement par la suite. Son plan était tombé à l'eau au moment où elle avait abandonné l'un des gants chez Deric.

Elle s'installa sur son lit, dont le cadre métallique grinça sous son poids. Les pages du journal étaient toutes vides, comme elle l'avait perçu la veille dans l'obscurité de la chambre de Deric. Ce journal l'avait étrangement attiré, mais elle aurait dû s'en méfier ; après tout, Deric l'avait caché au même endroit que la bague d'Ilura, un objet magique de grande valeur.

Malgré le danger, elle avait voulu tirer quelque chose de cette soirée horrible — quelque chose qui pourrait compenser le cauchemar qu'elle avait vécu. Les dettes de sa mère seraient effacées, mais si elle avait su à quel prix, ce marché que lui avait proposé Zibara aurait été balancé aux oubliettes avant même d'avoir existé. Passer si près de la mort face à un Immortel pour si peu n'en valait pas la peine.

Elle examina le journal de plus près. Le cuir était... étonnant. Dans la lumière du jour, les stries noires étaient bien visibles, en relief — il s'agissait définitivement de veines. La vision du bras de Miranda, nu et entaillé par Deric, traversa son esprit. Elle chassa cette image qui lui donnait la nausée et se reconcentra sur le journal.

Elle pourrait sûrement trouver un acheteur. Avec une apparence aussi inquiétante, il avait sûrement quelque chose de spécial, ce tas de papier.

Restait à trouver quoi.

Ses doigts caressèrent la couverture veinée, et elle eut encore une fois l'impression de sentit un pouls, mais la sensation était si faible qu'elle blâma son imagination. L'œil semblait si réaliste, des nuances qui composaient la sclère à la complexité des détails de l'iris — celui qui avait créé cet objet était sans nul doute un artiste de talent. Son pouce passa sur la pupille, et elle aurait juré l'avoir senti frémir.

Yra secoua la tête. Tous ces évènements l'avaient fatiguée encore plus qu'elle ne l'aurait cru, et le mal de tête qui pointait le bout de son nez n'arrangeait pas les choses.

Elle se mit debout sur le lit et regarda par la fenêtre. Sa sœur n'allait pas tarder à rentrer de l'académie. Sa main se posa à plat sur son ventre qui gargouilla. Elle aurait dû manger quelque chose, mais elle ne s'en sentait pas la force. Il n'y avait aucune garantie que la nourriture reste dans son estomac, vu la nausée qui l'avait prise à son réveil. Heureusement que sa sœur n'avait pas été là ; elle aurait été en train de l'assaillir d'un millier de questions en ce moment même.

Quelques minutes seulement après qu'elle ait eu posé sa tête sur son oreiller ce matin, Viola s'était levée et affairée en cuisine. Probablement en train de préparer la pâte à pain, comme elle faisait souvent avant de se rendre à l'académie. Le cœur d'Yra se serra en pensant à tout ce que sa petite sœur faisait à la maison. La plupart des jeunes filles de dix-sept ans étaient choyées et passaient leur temps libre à faire les quatre-cents coups, ou encore à roucouler avec un garçon. Mais Viola et elle-même avaient été forcées de grandir plus rapidement.

Grâce à sa sœur, les maigres rations qu'elles pouvaient se permettre avec les quelques Marks de bronze que la payait la troupe de théâtre ces derniers mois se transformaient en repas chauds et nourrissants.

Viola disait aimer cuisiner — et c'était vrai, une personne détestant l'activité n'aurait pu concocter des plats aussi délicieux —, mais Yra savait que, même si sa sœur ne l'avouerait jamais, la cadette aurait tout donné pour avoir une mère qui prenne soin d'elles et leur fasse de bons petits plats.

Yra, elle, avait perdu cet espoir depuis longtemps.

Sa mère était probablement encore endormie — ou alors, elle était sortie. Connaissant Heida, les deux options étaient tout aussi plausibles l'une que l'autre. Son humeur oscillait d'un extrême à un autre ; un jour une déprime assommante qui l'empêchait de sortir du lit, le lendemain une énergie que rien ne pouvait arrêter. Une énergie dont Yra se serait bien passée, si ça pouvait éviter à sa mère de leur créer des dettes chez une satanée Sorcière.

Ses dents mordillèrent sa lèvre inférieure, marquant sa chair. Son regard se perdit au loin dans le ciel gris.

Viola ignorait tout du marché qu'elle avait passé avec Zibara. Elle aurait tenté de l'en dissuader, aurait argumenté qu'elles pouvaient se débrouiller l'or autrement ; l'aurait convaincu que se mêler aux affaires d'une Immortelle était trop dangereux.

Et elle aurait eu raison.

Son regard glissa vers son lit, et la surprise la fit se prendre les pieds dans sa chemise de nuit trop longue.

L'œil avait bougé.

Elle reprit son équilibre grâce au mur, et, les sourcils froncés, contourna le journal en l'observant.

La pupille suivit son mouvement.

Elle hurla et l'expulsa du lit d'un coup de pied. Le journal percuta le sol et s'ouvrit sous le choc.

Par Séléné, ce satané journal était magique.

Bien sûr qu'il était magique.

Elle l'avait trouvé chez un Immortel, juste à côté de la bague d'Ilura, nom d'un chien. Il n'y avait pas de quoi être surprise.

Elle s'assit au bord de son lit, les yeux rivés sur les pages couleur crème. Même si elle détestait l'idée d'avoir un objet magique sous le même toit que sa famille, l'opportunité de le vendre à bon prix pourrait valoir le coup.

Elle s'apprêtait à saisir le journal, avec l'intention de le jeter dans sa cachette sous la latte du plancher en attendant de savoir quoi faire de lui, quand elle remarqua quelque chose.

Au centre d'une des pages qui avait été vierge quelques secondes plus tôt, apparaissait maintenant une phrase.

Si tu continues comme ça, je vais finir par tourner de l'œil.

Ses sourcils touchèrent le plafond. Une autre phrase commença à apparaitre sous ses yeux interdits, comme si une plume invisible rédigeait les mots un à un.

Sans mauvais jeu de mots.

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Il est bizarre ce journal, non ?

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