Chapitre 1

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 La lueur des nombreuses chandelles éclairait en partie seulement les corps nus, leur conférant un mystère que tâchait de capturer Héphasie dans son tableau. Malheureusement, il n'y avait que des femmes qui posaient, mais celles-ci demeuraient des sujets non négligeables pour qui désirait progresser. Or, Héphasie était de ceux-là.

Pour le moment, elle s'attachait à peindre une personne en particulier : la manière dont elle était installée attirait le regard, et ses yeux étaient éclairés d'une rare intelligence. Alanguie sur un canapé écarlate, elle tenait entre ses paumes son menton, et battait négligemment des jambes en l'air, sans doute lasse de rester immobile. Héphasie devinait que sa position devait effectivement être difficile à maintenir : demeurer sur le ventre aussi longtemps exténuait le dos.

La peintresse s'escrimait à donner aux cheveux roux de son modèle tout leur flambant, sans pour autant négliger les zones d'ombres ménagées par la luminosité sommaire. La jeune femme désirait que l'on perçoive tout le pouvoir séducteur de cette prostituée qui se désignait souvent comme volontaire pour poser, et qui se gorgeait, Héphasie le sentait, de tous ces regards posés sur elle. Dans ces moments, elle n'était plus que chair, que la toile gardait jalousement, et il y avait comme une pureté immense dans ce fait, qui contrebalançait à merveille le parfum de décadence indissociablement attaché à un bordel.

Car c'était bien là que notre jeune artiste trouvait ses modèles, malgré toute son innocence. Les diktats de la société voulaient qu'une femme ne perdît sa virginité qu'avec son époux. Si la pureté d'Héphasie était intacte, elle n'en demeurait pas moins dans une maison close, et ses parents la tueraient s'ils l'apprenaient. Ils ne comprendraient pas que sa démarche n'était pas sexuelle, mais purement artistique.

Elle passait une bonne partie de ses journées à dessiner, et dès qu'elle pouvait s'éclipser sans éveiller les soupçons, elle se rendait au bordel du coin... pour dessiner. C'était là sa grande passion, et les convenances ne l'empêcheraient certainement pas de l'exercer. D'autant plus qu'elle se moquait comme d'une guigne du mariage, qui représentait pour elle une terrible prison. Beaucoup d'hommes – et de femmes – voyaient son amour de la peinture comme une distraction juvénile, qu'elle devrait vite abandonner pour occuper pleinement ses devoirs de maîtresse de maison. Or, Héphasie ne renoncerait à l'art pour rien au monde, et elle refusait de se laisser dicter sa conduite. On pouvait donc découvrir ses allées et venues au bordel : sa réputation, ainsi entachée, la délesterait de l'obligation constituée par le mariage. Elle s'en trouverait plus heureuse, et le monde ne cesserait pas de tourner pour autant.

La peintresse laissa retomber son pinceau pour mieux admirer son œuvre. Elle en était plutôt fière, tant techniquement qu'artistiquement : la jolie rousse semblait inviter ses observateurs à la rejoindre dans la toile, son regard pétillant de malice. On ne voyait pas tout d'elle : les accoudoirs dorés du canapé la dissimulaient en partie, et le fait qu'elle fût sur le ventre cachait également ses plus beaux atouts. Le charme de ce nu venait de son pouvoir de suggestion, et de l'invitation déguisée de son modèle, qui promettait de dévoiler ses mystères. Cependant, personne ne pourrait véritablement pénétrer le tableau, ce qui octroyait à l'artiste une supériorité certaine, et rendait la prostituée intouchable. N'était-ce pas parce qu'on ne pouvait l'atteindre qu'elle se montrait si audacieuse ? Agirait-elle autrement, en d'autres circonstances ? Elle était reine en sa demeure, tout comme l'artiste en son domaine. 

Cela évoquait parfaitement la maison close à Héphasie, qui voyait les prostituées comme les tyrans des hommes, uniquement poussés par leurs pulsions pour elles. Leurs charmes avait du pouvoir sur eux, et elles avaient aussi le pouvoir de leur accorder, ou non, ces charmes. Cette liberté d'esprit et de corps impressionnait la jeune femme, et c'est justement ce vers quoi elle tendait elle-même, le dessin lui servant de passerelle.

L'artiste se retourna pour lancer un coup d'œil à la pendule située sur sa droite, et constata qu'il était temps pour elle de rentrer. Elle entamerait une autre ébauche à sa prochaine visite. Elle salua rapidement les quelques habitués, remercia son modèle, puis s'éclipsa par la porte. Elle retrouva ainsi le couloir qui conduisait au hall, mais aussi à de nombreuses petites pièces comme le salon qu'elle venait de quitter. Sans doute étaient-ce des chambres, mais Héphasie ne pouvait en jurer, ne s'y étant pas aventurée. Mais il ne faisait nul doute que l'escalier monumental situé en face de l'entrée menait à pléthore d'entre elles : après tout, il s'agissait d'un bordel, et non d'un salon de thé.

Le corridor se remplissait promptement, au gré des va-et-vient des prostituées et de leurs clients. La peintresse se fraya un chemin parmi tous ces corps échauffés pour rejoindre le hall, pressée de quitter les lieux. Même si elle était accoutumée à cet endroit de mauvaise vie, il ne faisait pas bon y traîner. On pourrait la reconnaître et, malgré ses fanfaronnades, elle ne se laisserait pas prendre si elle pouvait l'éviter.

Attirée par une conversation entre un homme et une femme où le ton montait, Héphasie tourna légèrement la tête pour les dévisager et tenter de saisir le motif de leur différend. C'est alors qu'on l'empoigna fermement par le poignet, et qu'on lui glissa à l'oreille, d'une voix grave et rendue rauque par l'excitation :

— Combien ?

Une vierge au bordelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant