Alexandre ne dormait plus, ne mangeait plus, ne sortait plus. Il se reprochait sa bêtise, tout en se félicitant. Il aimait Héphasie, et l'avait lâchement abandonnée. Mais il ne pouvait décemment pas déflorer une dame de la haute société. Il aurait pu l'épouser. Mais voudrait-elle seulement de lui ? Ne cherchait-elle pas qu'un instant de plaisir entre ses bras, comme lui lorsqu'il allait au bordel ? Il avait peur et se flagellait chaque jour. Il ne connaissait pas ce tendre sentiment qui l'habitait à présent, et avant de faire quoi que ce fût, il devait apprendre à l'apprivoiser.
Le mercredi, il pensa à rejoindre sa belle. À vrai dire, il fit même préparer la voiture. Mais le pied droit posé dedans, il se rappela toutes ces raisons qui l'empêchaient de commettre une telle folie. L'heure suivante, il s'était retenu de courir éperdument à la maison close et avait hésité à demander à un valet qu'il l'attachât pour qu'il ne réalisât pas l'irréparable.À présent, en ce vendredi, il se laissait traîner par sa mère au bal qu'elle avait organisé. Elle ne lui avait pas vraiment permis de refuser, et de toute manière, il n'avait le cœur à rien, alors... Peut-être pourrait-il s'amuser à effrayer définitivement sa fiancée, se libérant par là même de ses obligations détestables.
Depuis une bonne trentaine de minutes, le jeune homme se forçait à sourire et à répondre poliment aux invités venus présenter leurs hommages à leur hôtesse. Cela n'en finissait pas. Ils n'échangeaient que des banalités ou cancanaient vainement, ce dont le duc avait horreur. C'est alors qu'une femme aux traits vaguement familiers parut et s'exclama joyeusement :
— Madame Lion !
Son ton, sincèrement amical, étonna Alex et l'intrigua. Puis il vit cette étrangère vaciller légèrement en avant sous le poids d'une personne ayant heurté son dos. Celle-ci se rétablit comme si de rien n'était, avec une grâce toute mondaine, et offrit son plus beau sourire à sa mère... avant de se figer en le remarquant.
— Héphasie ? murmura-t-il, stupéfait.
Elle ouvrit largement la bouche, et il eut envie de la lui refermer d'un coup sur le menton, une mouche rodant dangereusement près de cette tentante cavité. Puis le brun se rendit compte de son impair : sa familiarité ne se pouvait accepter ! Il regarda autour de lui pour s'assurer que nul ne l'avait entendu. Seule la peintresse semblait prêter attention à lui, ce qui le soulagea d'un immense poids. La trahir n'était pas dans ses intentions.
— Chère amie, reprit celle qui accompagnait son amante, je vous présente ma fille, Héphasie. Héphasie, voici Madame Lion.
— Enchantée, Madame.
Elle exécuta une révérence parfaite, à laquelle répondit aussitôt Agatha. Le duc avait clairement aperçu les seins de la jeune femme quand elle s'était penchée, ce qui réveilla son émoi, tout en l'indignant : quelle était donc cette robe scandaleuse qu'elle osait porter ? Elle était d'un rouge écarlate, qui lui rappelait de manière insolente le bordel dans lequel ils se rencontraient, et il peinait à croire que Violette Rouet permît à sa fille de paraître en une tenue aussi décolletée.
Il se reprit quand sa propre mère le désigna à ses invités. Il inclina galamment la tête, puis baisa la main de ces deux dames en leur offrant son plus beau sourire.
— Mesdames, vous rayonnez. Monsieur, c'est un honneur, ajouta-t-il à l'adresse du duc de Montaigne, le chef de famille.
— De même. Votre père me parlait de vous avec tendresse. C'est une perte que je regrette toujours amèrement.
Armand secoua la tête, penaud.
— Merci. Il serait heureux de savoir que vous pensez toujours à lui, après toutes ces années.
— C'est naturel. C'était un grand homme, et je me réjouis de voir nos maisons s'unir.
Héphasie manqua s'étouffer en même temps que lui. C'était donc elle, sa promise ? Quelle ironie du sort ! Il remercia intérieurement la vie, parfois si cruelle, mais aujourd'hui inconsciemment généreuse. Il allait marier celle qui avait volé son cœur !
— Moi aussi, je m'en réjouis... répéta-t-il donc en dévorant sa belle des yeux.
L'occasion était décidément trop belle pour qu'il se contînt. Même si sa promise ne voulait de lui que pour les plaisirs de la chair, elle se trouvait au pied du mur, et il saurait bien l'accoutumer à lui. Du moins l'espérait-il. À l'harmonie de leurs corps succéderait vite celle de leurs esprits, se promit-il.
— Mademoiselle Rouet, puis-je vous inviter à danser ? s'enquit-il, désirant profiter d'un tête-à-tête pour parler en toute quiétude.
— Volontiers, répondit son interlocutrice d'un air pincé pour le moins adorable.
Alexandre la fléchirait, il en avait la conviction. Il y emploierait son industrie et ses charmes. La partie ne faisait que commencer.
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Une vierge au bordel
Historical FictionHéphasie n'aime rien tant que dessiner. Déterminée à progresser, elle se rend régulièrement au bordel pour exercer son art, certaines prostituées acceptant d'y poser nues. Cependant, son mépris des convenances pourrait lui porter préjudice, d'autant...