Héphasie avait découvert avec stupéfaction que Madame Lion était en fait la mère d'Alexandre, mais aussi qu'ils ne se ressemblaient pas du tout. Elle était aussi blonde que lui était brun, aussi petite et fluette que lui était grand et musclé, et ses yeux étaient d'un vert saisissant, bien éloigné du marron sombre de ceux du duc d'Albufera, puisqu'il s'agissait là de son titre.
Malheureusement, pour cette raison même, elle ne pouvait refuser son invitation à danser. Elle n'oubliait cependant pas sa trahison et comptait bien convaincre ses parents de renoncer à cette union, de laquelle ne découlerait rien de bon. Il n'était qu'un vil joueur qui méritait de connaître une terrible déconvenue. Il perdrait ainsi le goût du risque.
La peintresse n'avait pas un cœur de pierre : apprendre la mort du père du jeune homme l'avait affligée. Personne ne méritait cela, et elle remerciait le ciel d'avoir la chance de se tenir aux côtés de ses deux parents. Toutefois, elle ne devait pas se laisser attendrir. Il représentait pour elle un sérieux danger.
La jeune femme saisit la main d'Alexandre en gardant cela en tête. Elle ne put s'empêcher d'apprécier le contact de sa peau contre la sienne, mais ne fit rien pour l'approfondir. Pour son malheur, les musiciens entamèrent une valse, ce qui l'obligea à se rapprocher significativement de son partenaire. Elle conservait toutefois une distance nécessaire à sa santé mentale. S'ils devaient converser, elle aurait besoin d'employer tous ses neurones.
Bien sûr, son cavalier n'était pas de cet avis. Dès les premiers pas, il la rapprocha dangereusement de lui, la guidant avec un art consommé. Héphasie dansait plutôt bien, mais se retrouvait totalement incapable d'aller à l'encontre de la volonté du jeune homme, ne possédant pas ses aptitudes. Il la fit tant tournoyer qu'elle finit par éclater de rire, aux anges. Elle sentait sur elle son regard, mais leur différence de taille ne lui permettait pas de lever la tête vers lui aussi aisément qu'elle l'eut souhaité. Mais les choses étaient peut-être mieux ainsi. Elle avait honte de s'abandonner à l'euphorie de cet instant, alors même qu'elle savait qu'une discussion houleuse s'ensuivrait probablement.
— Vous êtes magnifique, souffla le duc d'Albufera alors qu'elle sentait que ses joues rosissaient sous l'exercice.
— Je dois ressembler à un cochon, marmonna sa compagne.
— Je vous demanda pardon ?
Son ton scandalisé l'amusa.
— Vous êtes la plus belle femme qu'il m'ait été donné de voir, dit-il avec sérieux en prenant son menton entre ses doigts pour l'obliger à le regarder.
L'artiste demeura coite, ne sachant que répondre. Le feu qui couvait dans les yeux d'Alexandre l'embrasait tout entière. Quand il consentit à la relâcher, elle baissa vivement la tête et se rappela qu'ils étaient en plein milieu d'une salle de bal.
— Ne faites plus jamais cela, siffla-t-elle. Nous ne sommes pas au bordel. On pourrait nous voir.
Sa remontrance eut l'effet escompté : elle l'énerva tant qu'elle sentit la main sur sa taille se crisper, malgré son beau sang-froid coutumier.
La musique s'interrompit dans un climat de tension inhabituel entre eux. La peintresse l'exécrait pour sa trahison, et le brun ne supportait pas l'insulte qu'elle venait de lui faire. Ils se saluèrent pourtant, respectant la bienséance, et s'éloignèrent ensemble, la main d'Héphasie accrochée au bras du jeune homme. Mais ils firent tout cela la mâchoire crispée, sans un sourire pour l'autre.
Ils s'arrêtèrent près des rafraîchissements, où il offrit machinalement à sa cavalière une citronnade. Après tout, ses joues étaient encore rouges, bien que cela vînt surtout de sa colère.
— Pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu à la maison de passe, ce mercredi ? Avez-vous eu un empêchement ? l'interrogea la jeune femme sur un ton doucereux.
Elle interdisait ainsi à son comparse d'utiliser une telle excuse et l'obligeait à faire preuve d'un peu d'honnêteté... S'il en était capable, ce dont elle doutait, à présent.
— Parce que vous m'avez enfin avoué que vous étiez une dame du monde, lui reprocha Alex en serrant les dents.
La jeune femme faillit recracher le contenu de son verre.
— Cela ne vous a pas empêché de lécher mon entrejambe ! s'insurgea-t-elle assez fort pour qu'une vieille dame près d'eux, choquée, fît tomber une assiette qui se brisa en mille morceaux.
Le duc d'Albufera lui lança un regard d'avertissement, auquel elle répondit en gardant la tête bien droite, ses propres yeux lançant des éclairs courroucés.
— Vous étiez plus que consentante, murmura-t-il pour éviter d'attirer davantage l'attention.
— Parce que vous ne m'aviez pas encore trahie, siffla son interlocutrice entre ses dents serrées.
— J'ai eu peur, grands dieux ! s'écria-t-il en levant les bras au ciel.
Le brun regretta aussitôt son éclat de voix, ce que comprit Héphasie quand il l'entraîna dans son sillage, sans doute à la recherche d'un coin tranquille pour poursuivre cette conversation. Il la tira sans ménagement par le bras et la mena à une pièce peu éloignée de la salle de bal, mais qui, une fois fermée, ne laissait filtrer presque aucun son. Cette tranquillité soulagea en partie la peintresse, qui ne voulait pas se donner en spectacle.
Ils se trouvaient dans une bibliothèque largement fournie en livres en tous genres. Elle était aussi équipée d'un petit bureau placé dans un coin, ainsi que de fauteuils à l'air particulièrement confortable. La cheminée, idéalement placée près de ces sièges, devait inviter, en hiver, à y prendre place avec un ouvrage de son cru. L'endroit parut à la fois agréable et intime à la blonde – un peu trop, en vérité, étant donné la situation.
— Eh bien ? De quoi avez-vous eu peur ? relança-t-elle son hôte, pressée de mettre un terme à cette scène délicate.
Alexandre s'approcha d'elle avec cette même démarche féline qui la conquérait chaque fois. L'artiste ne put s'empêcher de reculer sous son regard déterminé. Cependant, elle ne put bientôt plus prendre de distance : elle se retrouva dos au mur. Quant à son interlocuteur, il continuait sa lente progression, et pourrait bientôt la toucher...
— J'ai eu peur de mes sentiments, confessa-t-il sans ciller en appuyant ses bras contre la paroi, entourant ainsi de part et d'autre le corps de son amante.
VOUS LISEZ
Une vierge au bordel
Ficção HistóricaHéphasie n'aime rien tant que dessiner. Déterminée à progresser, elle se rend régulièrement au bordel pour exercer son art, certaines prostituées acceptant d'y poser nues. Cependant, son mépris des convenances pourrait lui porter préjudice, d'autant...