Chapitre 21

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—Tu n'es pas fâchée ? demanda au moins pour la dixième fois Diane à Héphasie.

— Puisque je te dis que non ! s'exclama cette dernière avec entrain. Je suis ravie, en fait. Puisque vous êtes là, Alexandre ne pourra rien faire d'inconvenant, et je pourrai en profiter pour l'exhorter à me courtiser dans les formes. Ainsi, mon cœur et ma vertu demeureront sauf.

Elle dit cette dernière phrase théâtralement, en posant la main sur sa poitrine d'un air catastrophé.

— Si tu le dis... marmonna son amie, peu convaincue par cette démonstration exagérée de tranquillité.

La peintresse, en vérité, n'en menait pas large. Cet entretien arrivait bien plus tôt que prévu et l'attente était un supplice, d'autant plus qu'elle n'avait aucun moyen de lire l'heure dans le jardin. Elle tâchait vainement d'égrener mentalement les secondes. Les chiffres s'embrouillaient dans son esprit et elle ne cessait de perdre le compte.

— Mademoiselle, vous avez un visiteur, annonça le majordome qui venait de paraître sur le seuil de la porte, non loin de la table où les quatre compagnes prenaient le thé au grand air. Il s'agit de Monsieur le duc d'Albufera.

Héphasie sursauta. Elle était dos à la maison et n'avait donc point vu arriver l'employé. Bien sûr, son annonce en elle-même ne l'effrayait pas moins.

— Faites-le venir, dit simplement Diane en effectuant un vague geste de la main.

— Bien, Mademoiselle.

L'homme disparut aussitôt, pour reparaître quelques minutes plus tard avec Alexandre qu'il avait guidé jusque-là. L'artiste, qui avait entendu son pas, se retourna promptement, et tomba de nouveau amoureuse en reconnaissant ce visage déterminé, ainsi que ces cheveux épais et sombres comme la nuit. Ce furent cependant ses yeux qui la perdirent tout à fait : ils brillaient et ne se détachaient pas d'elle. La jeune femme y lut la joie de la voir et beaucoup de tendresse, et se retint de se jeter dans ses bras.

Une quinte de toux feinte par Hortense la ramena à la réalité. Elle se leva, tout comme ses amies qui l'avaient précédée, et elles firent la révérence au nouveau venu. Celui-ci inclina la tête, sans pour autant lâcher la blonde du regard.

— Bonjour, mesdemoiselles. J'espère que vous vous portez bien par cette belle journée.

— Très bien, merci votre grâce, répondit spontanément Héphasie.

Elle se retint de lui sourire comme la première péronnelle venue. Il méritait de mariner quelque peu. Elle n'allait certainement pas lui révéler ses bonnes dispositions à son égard de suite !

— Accepteriez-vous de marcher avec moi ?

Le ton doux et hésitant du jeune homme surprit la peintresse. Sa belle assurance s'était visiblement envolée, ce qui la fit jubiler intérieurement. Il avait donc enfin appris qu'elle ne lui était pas acquise. Cela lui donna envie de lui proposer de commencer par boire le thé pour mieux le mettre dans une situation délicate, mais ses amies, qui gloussaient en parlant à voix basse, la gênaient. Elles ne pourraient jamais tenir une conversation sensée en ces circonstances !

L'artiste se contenta donc de saisir le bras qu'Alexandre lui tendait en guise de réponse. Ils s'éloignèrent du petit groupe. Il tenta de la mener dans un recoin désert du jardin, mais la jeune femme, qui avait compris son manège, s'arrêta net devant des roses, faisant mine de les admirer. D'ici, Hortense, Iris et Diane pourraient les voir sans souci. Il ne pourrait tenter de la séduire.

— Vous m'avez manqué, lâcha tout de go son compagnon en lui baisant la main.

Le cœur d'Héphasie bondit dans sa poitrine, mais elle conserva une expression neutre. Elle ne répondit rien, cependant, de crainte qu'il ne s'aperçût de son trouble.

— J'ai réfléchi, poursuivit-il donc en contemplant ses pieds. Mon comportement, que ce soit lors de notre rencontre où je vous ai traitée comme une moins que rien, ou lorsque je vous ai menti en prétendant que nous nous retrouverions la semaine suivante, comme de coutume... eh bien, mon comportement était innommable. Je vous prie de bien vouloir accepter mes plus plates excuses.

Il releva finalement les yeux, ce qui permit à la jolie blonde de juger de sa sincérité. Son embarras, palpable, acheva de la convaincre. Sa décision était bel et bien prise et elle ne reculerait plus.

— Bien. Je vous autorise à me courtiser dans les règles de l'art, en ce cas. Oublions notre triste départ au bordel et agissons comme des personnes de notre condition.

Elle ne pensait pas un mot de cette question de statut, mais c'était probablement le meilleur moyen de persuader Alex d'apprendre à se découvrir vraiment. Chacun connaissait le corps de l'autre pour l'avoir goûté, caressé, embrasé, mais de leur âme, ils n'avaient presque rien voulu montrer. Comment affirmer que ce qu'ils ressentaient, c'était bien de l'amour, dès lors, et non pas seulement le désir qui les égarait ?

— Je pourrais vous forcer à m'épouser, remarqua le duc. Vous menacer de dévoiler vos allées et venues au bordel. Votre réputation en pâtirait, et vous n'auriez d'autre choix que de m'accepter comme votre mari. Personne d'autre ne voudrait de vous.

Héphasie retint son souffle. La menaçait-il ? Était-il capable d'une telle bassesse ? Son ton, qui avait été celui de la constatation, la poussa toutefois à s'en assurer avant de lui faire le moindre reproche. Si cet argument ne suffisait pas, alors, il n'en vaudrait plus la peine :

— Mais vous n'en ferez rien, car vous m'aimez, d'après vos propres dires. À moins que vous ne m'ayez encore menti. On ne fait pas de mal aux gens qui sont chers à notre cœur.

Il hocha la tête et renouvela l'aveu de ses sentiments :

— Je vous aime et ne ferai plus rien qui pourrait vous blesser. J'ai compris à mes dépends que vous voir souffrir me heurtait moi-même.

Il ajouta, en murmurant :

— Je ne sais pas pourquoi j'ai dit cela. Je n'aurais pas dû, vous avez dû avoir peur. Je suis navré. Je croyais être prêt à tout pour obtenir votre main, mais ce n'est pas le cas.

La peintresse ne le comprenait que trop bien. Si la magie avait existé, elle aurait pu vouloir l'ensorceler pour s'assurer son cœur et son honnêteté. Mais dès lors, il ne serait pas vraiment lui-même, et cette conquête garderait un goût amer.

— Je vous laisse entre les mains de vos excellentes amies. Nous reverrons-nous bientôt ?

La jeune femme ne voulait pas qu'il partît déjà.

— Ne pourriez-vous pas rester un peu pour faire plus ample connaissance avec elles ? Elles sont très curieuses à votre sujet et m'assomment de questions auxquelles je n'ai pas de réponse à apporter.

Alex hésita un bref instant, puis accepta sa proposition avec un trait d'humour :

— Croyez-vous que Mademoiselle Iria saura se retenir de me dépecer ? Je ne veux courir aucun risque de décevoir vos beaux yeux.

Malicieuse, Héphasie lui répondit en ces termes peu engageants :

— Tout dépendra de votre conduite et de son humeur. Sachez que depuis ses essais réussis au lancer de couteaux, elle en emporte toujours au moins un dans sa botte.

Une vierge au bordelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant