Chapitre 14

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 La semaine passa plus rapidement qu'Héphasie ne l'aurait cru. Elle vit presque tous les jours ses amies, ce qui lui fit le plus grand bien. Diane tâcha même de leur enseigner le lancer de couteaux, ce qui créa un immense branle-bas de combat dans la demeure. Hortense, dans sa grande maladresse, faillit éborgner un domestique qui passait par là.

Ce mercredi, la peintresse soigna plus que jamais sa tenue. Elle choisit une robe qui flattait ses formes, soucieuse de plaire à Alex. Tout le long du trajet en voiture, elle sifflota, de fort bonne humeur. Comme de coutume, elle descendit un peu avant d'atteindre le bordel pour ne pas éveiller les soupçons du cocher, et déposa bien sûr avant cela sa dame de compagnie qui ne ratait jamais une occasion de voir son enfant.

Elle se rendit directement à l'étage, l'angoisse de ne pas trouver son compagnon l'ayant abandonnée grâce à leur rendez-vous précédent. Elle s'installa confortablement dans le fauteuil : elle était en avance d'une dizaine de minutes. L'attente ne la dérangeait cependant pas, car elle songeait déjà à la joie des retrouvailles.

Au bout d'une heure, Héphasie comprit que le jeune homme lui avait posé un lapin. Elle songea d'abord qu'il avait eu un empêchement, puis la colère prit le dessus : il l'avait trahie, comprit-elle. Apprendre sa véritable identité lui avait déplu. Il ne voulait pas d'une dame du monde, et encore moins d'une vierge.

Son mensonge lui coûtait davantage. Pourquoi ne pas le lui avoir avoué ? Mais se débarrasser d'elle de cette manière était plus rapide, bien sûr.

À sa rage grandissante succéda toutefois promptement une immense tristesse. Ses larmes coulèrent, intarissables. L'artiste pleura ce nouvel amour déjà mort, ainsi que toutes ces promesses de douceur et de rires disparues à jamais.

— Cesse donc de tirer cette tête d'enterrement ! la tança vertement sa mère, le vendredi, jour du bal. Tu vas faire fuir ton promis malgré tous mes efforts pour te rendre divine.

Héphasie se regarda froidement dans la glace. Elle n'avait plus le goût de rien, et la perspective d'aller sceller son destin entre des mains inconnues ne la réconfortait guère. C'était Alex, toujours, qui lui revenait en mémoire. Que d'occasions perdues, que de bonheurs avortés !

— Tu ressembles à un fantôme. Ne dors-tu donc jamais ? Tes cernes sont plus creusés que les galeries de ces agaçantes taupes.

La jeune femme peinait à trouver le sommeil depuis l'abandon de son amant. Elle ressassait les événements, mais aussi ce qu'ils auraient encore pu vivre. Elle ferma les yeux, sentant poindre une énième migraine.

— Mère, je ne me sens pas bien. Je préférerais me reposer.

Violette la dévisagea avec compassion.

— Mon enfant, j'aimerais exaucer ton souhait, mais cette soirée est bien trop importante. Fais un petit effort, veux-tu ? Tu pourras te ressourcer à notre retour.

La jolie blonde soupira, vaincue, et se laissa coiffer par ses mains habiles. Une fois fin prête, son interlocutrice la contempla avec, dans le regard, une lueur de fierté ineffable.

— Ma chérie, tu es magnifique. Tu vas faire tourner toutes les têtes.

La principale concernée se retint de dire que l'avis d'une seule personne lui importait, et que celle-ci ne serait, de toute manière, pas présente. Mais elle devait continuer de garder son secret. Heureusement, elle pourrait tout raconter à ses amies, ce soir. Sans elles, elle serait déjà écroulée sous le poids de toute cette aventure.

— Merci, finit-elle par répondre, un peu à contrecœur.

Le commentaire qu'elle lui fit ensuite, en revanche, était tout à fait sincère :

— Vous êtes très en beauté, vous aussi.

Sa mère rosit de plaisir. Sa fille et elle possédaient les mêmes cheveux blonds et les mêmes yeux bleus, mais Héphasie était beaucoup plus petite. Cette grandeur conférait à celle qui lui avait donné le jour un port de tête altier, d'autant plus qu'elle rayonnait d'une assurance sans pareille. Sa robe, couleur corail, faisait ressortir ses lèvres pulpeuses, de la même teinte délicate.

— Nous y allons ? Ton père va encore nous réprimander si nous tardons trop.

L'artiste acquiesça avec courage. Ce n'était qu'un mauvais moment à passer. Et, qui sait, peut-être son fiancé pourrait-il lui faire oublier Alex...

Armand Rouet mima l'évanouissement à la vue des deux femmes de sa vie.

— Vous êtes splendides, mes chères. Mais... quel est donc ce décolleté ? Je vois vos seins ! s'indigna-t-il en désignant vulgairement la peintresse du doigt.

Elle leva les mains pour se dédouaner de toute responsabilité.

— Je n'y suis pour rien, c'est mère qui a insisté.

Il fronça les sourcils.

— Eh bien, si c'est votre idée, ma bonne amie... J'imagine que je n'ai rien à y redire.

Héphasie se retint de rire. Son père était faible face à l'autorité maternelle. Il l'aimait tant qu'il lui passait tous ses caprices avec une bonne volonté remarquable, étant donné le tempérament de Violette.

— Venez, nous allons finir par être en retard, à ce train-là, enchaîna-t-il, se retenant visiblement de se plaindre de la lenteur de leurs préparatifs.

Ils montèrent tous trois en voiture pour rejoindre la demeure de la famille Lion, où se tiendrait le bal. Le trajet serait court, puisqu'ils vivaient à deux pas de là, mais arriver à pieds n'était pas envisageable. Leur réputation en dépendait.

La bâtisse immense apparut bientôt par la fenêtre et intimida quelque peu la jeune femme. Son futur mari était apparemment encore plus puissant que son père. Cette union n'avait visiblement pas été scellée au hasard. Elle servait les intérêts des Rouet. Quant à elle, elle disposait d'une dot phénoménale, sans doute très attractive, et les relations d'Armand pouvaient elles aussi séduire. Cela lui avait d'ailleurs causé quelques ennuis auprès d'hommes qui n'en avaient qu'après l'argent et qui étaient nettement moins puissants que peut l'être un duc. Elle comprenait l'importance de cette union pour ses parents, mais ne se sentait pas prête à endosser un tel rôle dans la société.

Ils furent reçus avec diligence par les domestiques, malgré la foule dense et bruyante. Héphasie ne put assouvir sa curiosité : elle ne voyait pas à trois pas, car toujours une tête la surplombant largement s'interposait. Elle apercevait de temps en temps un vase précieux ou une toile de maître, mais elle ne pouvait juger de l'harmonie de l'ensemble, à son grand désarroi. Elle détestait ces réceptions où l'on ne pouvait même plus s'entendre penser et poser un pied par terre sans manquer écraser une chaussure élégante. Elle comprenait le dénuement de son amie Hortense dans ce genre de situation, étant donné sa maladresse naturelle.

Sa mère la guida pourtant d'une main inébranlable vers un point bien précis connu d'elle seule. La jeune femme devinait qu'elle avait trouvé la maîtresse de maison et désirait lui présenter ses respects... et en profiter pour que la peintresse, au passage et par le plus grand des hasards, fît la connaissance du fils de leur hôtesse.

— Madame Lion ! s'exclama avec affabilité Violette en s'arrêtant net.

Sa fille heurta son dos – légèrement, heureusement – et s'empressa de retrouver contenance pour saluer leur interlocutrice. C'est alors qu'elle aperçut au côté de celle-ci la dernière personne sur Terre qu'elle s'attendait à voir en ce lieu... 

Une vierge au bordelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant