Chapitre 39

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Violette était assise en face d'Héphasie. Quant à Armand, il se tenait derrière sa femme, prudent. Alexandre, lui non plus, n'avait pas osé prendre place dans un fauteuil : il s'était adossé au mur dans une pose nonchalante, fort séduisante au demeurant aux yeux de la peintresse. Toutefois, celle-ci devinait que sa mère la trouvait exaspérante : cela signifiait que le duc avait bien en main la situation, ou en tout cas qu'il ne se laisserait pas intimider.

— Qu'avez-vous à dire pour votre défense ? grogna presque Violette, prête à bondir de son siège à la moindre incartade.

Sa fille ne sut qui d'elle ou de son bien-aimé devait s'exprimer. Elle chercha le regard de sa mère et, constatant qu'il faisait l'aller-retour entre eux deux, elle décida de prendre la parole, consciente qu'elle s'attaquerait plus volontiers à Alexandre si la teneur de ses propos lui déplaisait.

— J'aime sa grâce. Si je ne me marie pas avec elle, je ne le ferai avec personne d'autre, menaça d'emblée Héphasie. Ma réputation étant souillée, le duc se doit de réparer et il y est tout à fait enclin. La question me semble réglée, ajouta-t-elle en croisant les mains sur ses genoux.

Son argumentation n'était sans doute pas très subtile, mais elle avait le mérite d'être clair.

— Très bien. Votre grâce, vous allez devoir obtenir une licence spéciale dans les plus brefs délais pour éviter une naissance trop... preste.

Armand, Alexandre et la peintresse se dévisagèrent, à peu près certains d'avoir mal compris.

— Oh, ne faites donc pas cette tête ! s'exclama Violette en avisant leur mine déconfite. Vous ne me laissez pas vraiment le choix. J'aurais préféré attendre que les choses se tassent quelque peu avant de vous donner ma bénédiction, mais si vous n'aviez rien fait, quand j'y repense, j'aurais sans doute été convaincue que votre amour était trop faible. Et puis... j'ai été jeune, moi aussi ! Je comprends les choses dévoyées qui vous passent par la tête, ajouta-t-elle en se tournant à demi vers Armand.

Héphasie n'était pas certaine de vouloir savoir ce que signifiaient ces derniers mots et ce regard appuyé.

— Vous m'avez donc frappé pour le plaisir ? s'enquit Alexandre en haussant un sourcil.

— Cela me paraissait follement dramatique, pas vous ? J'ai toujours rêvé de faire ça. Et j'étais peut-être, je vous le concède, un peu énervée. Il s'agit de ma petite fille, après tout !

Ébahie, l'artiste secoua la tête de droite à gauche en levant les yeux au ciel. Puis son regard se porta sur son fiancé et elle songea avec émerveillement qu'ils avaient réussi à faire plier ses parents, ou plutôt sa mère : Armand se rangeait volontiers à son avis en toutes circonstances. Elle pensait que sa ruse pourrait lui faire perdre leur estime, mais ils semblaient comprendre. Ils n'étaient pas déçus par son comportement.

Violette, en voyant l'air heureux, mais un peu perdu d'Héphasie, décida de clarifier la situation :

— J'ai été très inquiète d'apprendre que vous aviez été aux mains d'un débauché dans un bordel, ma chérie. J'ai naturellement pensé que ce filou ne vous aimait pas réellement et cherchait juste à profiter de vous. Je devais m'assurer de sa bonne foi. Et vous méritiez tout de même une leçon pour vos escapades dans ce lieu, ma fille. Mais je désire le meilleur pour vous, et je me rends bien compte que ce gringalet vous a ôté tout à la fois votre bon sens et votre cœur. En outre, je serais déçue de ne pas avoir de petits-enfants, et comme vous avez juré que vous ne vous marieriez qu'avec lui... J'en veux une flopée, c'est noté ?

— Il me semble que vous allez vite en besogne, ma chère, fit remarquer Armand en posant tendrement les mains sur les épaules de sa femme.

— Eux aussi, répondit-elle en haussant les épaules.

Cette remarque causa l'hilarité générale. Cette situation n'était pas dénuée de ridicule. On s'en rappellerait, assurément, et on pourrait raconter cette histoire des années plus tard sans s'en lasser.

— Je propose que nous portions un toast, suggéra le père d'Héphasie tandis que les remerciements et les félicitations fusaient.

— Mon ami, vous n'y pensez pas, il est neuf heures du matin ! Toutefois, nous pourrions inviter la mère de sa grâce et elle-même à dîner pour fêter la nouvelle. Qu'en pensez-vous ?

— Elle sera ravie, j'en suis persuadé, répondit Alexandre. Je lui passerai le message.

Dans son coin, Armand marmonna qu'il n'y avait pas d'heure pour déguster un bon cognac. Bien sûr, tout le monde l'entendit, et le duc proposa de se joindre à lui et de laisser les femmes discuter entre elles. Une belle manière, assurément, de s'assurer le soutien de son beau-père... songea la peintresse, amusée.

Les hommes prirent la direction du bureau tandis que mère et fille s'étreignaient.

— Merci, maman. Merci beaucoup, dit Héphasie en retenant tant bien que mal ses larmes.

Certaines coulèrent contre son gré et Violette se fit un devoir de les essuyer à l'aide de son mouchoir.

— Contentez-vous d'être heureuse, ma chère enfant. Je ne demande que cela. Et venez-nous voir. Souvent, insista-t-elle. Sinon, je serai dans l'obligation de vous harceler à toute heure du jour et de la nuit pour m'enquérir de vous.

La peintresse rit entre deux sanglots.

— Nous n'y manquerons pas. Vous êtes trop effrayante pour que nous nous risquions à vous désobéir.

— Quelle impolitesse ! Je ne vous ai pas élevée comme ça, jeune fille.

— Vraiment ? releva celle-ci avec dans les yeux un pétillement amusé.

— Vraiment, assura Violette, sans gêne.

Elles s'enlacèrent à nouveau, puis des besoins plus terrestres se rappelèrent à elles lorsque leurs ventres gargouillèrent à l'unisson.

— Il est vrai qu'avec tout cela, nous n'avons pas petit-déjeuné ! remarqua la mère. Laissons donc les hommes à leur cognac et allons déguster une double dose de bacon pour les remercier de leur désertion.

— J'en suis ! s'exclama Héphasie qui mourrait de faim après son repas frugal de la veille.

Une vierge au bordelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant