Chapitre 31

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Héphasie grogna en apercevant les rayons du soleil qui perçaient à travers les rideaux. Elle n'était pas matinale en temps normal, mais l'épuisement causé par la dernière semaine faisait de chaque réveil un véritable calvaire. Les préparatifs du mariage occupaient tout son temps. Sa mère voulait que tout fût parfait et l'enrôlait volontiers dans ses folies matrimoniales, à son grand damne. Elle n'avait qu'une hâte : que ce mauvais moment s'achevât pour retrouver les bras d'Alexandre.

Ce dernier lui manquait terriblement. Malgré l'indifférence de Violette face à leur baiser, elle ne lui avait plus permis de voir son fiancé depuis. Elle prétextait évidemment la cérémonie, qu'il était de leur devoir de parfaire. Cependant, la peintresse se doutait bien qu'elle trouvait trop dangereux de les laisser se rencontrer avant l'heureux événement. Si quelqu'un d'autre les surprenait, le résultat serait tout autre. Qui plus est, elle regrettait certainement son moment d'égarement : le rôle de chaperon lui incombait et elle l'avait négligé.

Héphasie tâchait toutefois de garder le sourire : dans deux semaines, elle échangerait ses vœux avec son tendre duc d'Albufera. Dès lors, elle passerait chaque instant à ses côtés. Elle se devait de tenir bon encore un peu.

Forte de cette résolution, la jeune femme se leva avec allant, malgré la lourdeur qui appesantissait désagréablement ses paupières. Elle affronterait cette journée et en sortirait victorieuse.

Dans l'après-midi, l'artiste rejoignit sa mère dans le jardin pour prendre une pause bien méritée. Elles avaient débattu pendant des heures du nombre d'invités et n'étaient toujours pas parvenues à s'entendre, mais le thé représentait la trêve rêvée, même pour les combattants les plus acharnés.

La jolie blonde trouva Violette en grande discussion avec une inconnue âgée et pleine de prestance. Elle était grande et se tenait très droite, l'air digne. Elle s'exprimait avec aisance et accompagnait ses paroles de gestes gracieux. Elle lui rappelait vaguement quelqu'un et elle se l'imaginait pour une quelconque raison avec une mine choquée, mais ne parvenait pas à la remettre. Ne souhaitant pas les déranger, la peintresse fit discrètement demi-tour, s'interrogeant sur les raisons de la visite de cette personne. Elle décida de se munir de son nécessaire à dessin pour patienter, pressée de demander des explications à sa mère.

Une heure plus tard, cette dernière retrouva enfin Héphasie dans le petit salon où elle croquait une pomme. Son visage fermé l'inquiéta : elle souriait beaucoup en temps normal, ou prenait un malin plaisir à se moquer d'elle vivement. L'artiste se leva pour aller à sa rencontre et lui demanda :

— Qu'y a-t-il, mère ? Vous semblez alarmée. Cette femme qui vous a rendu visite vous a-t-elle donné de mauvaises nouvelles ?

Son interlocutrice la fixa comme si elle ne la reconnaissait pas. Un pressentiment terrible frappa la jeune fille, que ne tarda pas à confirmer Violette :

— Est-ce bien vrai que vous vous rendez régulièrement au bordel ?

La peintresse crut que son cœur cessait de battre. Elle avait l'impression qu'elle ne s'était pas rendue en ce lieu depuis une éternité et avait oublié tous les risques qu'elle encourrait. Auparavant, ceux-ci ne lui importaient guère. Mais à présent... cela pouvait remettre entièrement en cause son avenir avec Alex. Elle opta donc pour le repentir, espérant que cela atténuerait les conséquences de ses actes :

— Je m'y rendais pour dessiner, mais je ne le fais plus, mère. Je n'y retournerai jamais, promit-elle, bien que cela la peinât terriblement.

Effarée, Madame Rouet hurla :

— Mais vous êtes folle ma parole, je me demande bien ce qui a pu vous passer par la tête ! Si cela s'apprend, vous serez ruinée, ajouta-t-elle en serrant les dents. Vous vous en rendez compte, n'est-ce pas ?

Héphasie hocha lentement la tête de haut en bas, puis, s'apprêtant à se défendre, elle ouvrit la bouche. Elle fut toutefois coupée dans son élan :

— Le fait que vous en ayez conscience et que vous n'en soyez pas inquiétée outre mesure est d'autant plus incompréhensible, pour ne pas dire idiot !

Violette dévisagea la jeune femme plus durement encore, visiblement très déçue, et porta le coup fatal :

— Je me suis aussi laissé dire que le duc d'Albufera et vous vous rencontriez dans ce lieu de mauvaise vie. Il va sans dire que le mariage est annulé.

La peintresse sursauta à cette terrible annonce, qu'elle craignait plus que toute autre. Elle espérait jusqu'à présent que, si l'information était revenue aux oreilles de sa mère, cela signifiait que la personne au courant ne lui voulait pas de mal et garderait donc le silence. Ses parents auraient fini par oublier l'incident et elle aurait vécu dans une bienheureuse insouciance. Mais Violette savait tout, et il allait de soi qu'elle ne pourrait jamais laisser sa fille à un homme assez dépravé pour fréquenter un bordel assidument, et surtout en sa présence. Elle devait imaginer qu'il l'avait corrompue en l'initiant au vice, ce qui n'était pas si éloigné de la vérité... Héphasie, désespérée, opposa son argument le plus sensé :

— Si nous ne nous marions pas après l'avoir annoncé, le scandale éclatera ! Il risquerait même de déterrer celui de la maison close, car il y aura forcément des curieux pour mener leur enquête. Mère, ce serait ma perte !

Sa voix, devenue suppliante, se brisa sur ce dernier mot, tandis que son auditrice, inflexible, demeurait coite.

— Vous savez que je l'aime, plaida encore l'artiste. Vous avez peut-être des doutes sur lui à cause de cette histoire, mais je suis la seule à blâmer pour m'être rendue dans un bordel. Alex s'est comporté comme un véritable gentleman.

Et pour cause, dès qu'il avait su qu'elle appartenait à la noblesse, il l'avait abandonnée. Tous ces moments peccamineux, qu'elle devait impérativement taire, ne seraient jamais arrivés si elle avait prévenu son fiancé d'emblée. Elle avait été le déclencheur de cette folle aventure, dont elle ne regrettait rien.

— Je ne peux vous laisser épouser un tel débauché, trancha définitivement sa mère. Vous devrez tous deux assumer les conséquences de vos actes.

Elle sortit de la pièce sur cette entrefaite, laissant sa fille au désespoir. 

Une vierge au bordelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant