Chapitre 35

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— Je vais mourir ! À l'aide !

Alexandre agita le bras droit, tentant désespérément d'agripper une prise sûre. Il sentait que tous ses membres étaient sur le point de lui faire défaut. Alertée par ses petits cris aigus, Iris le dépassa légèrement, puis saisit sa main et la posa de force à l'endroit de son choix. Le jeune homme avait l'impression de n'être plus qu'un pantin désarticulé. Heureusement, il se rapprochait du but. Héphasie, qui guettait l'arrivée de son amie et de son bien-aimé depuis la fenêtre de sa chambre, poussa un soupir de soulagement en constatant que le duc était hors de danger... du moins, pour un temps.

— Je donnerais cher pour que Diane voie cette scène, pouffa Iris. Vous atteignez des notes si hautes qu'on pourrait vous confondre avec une soprano.

Le principal concerné ne répondit pas : il serrait les dents en progressant, très concentré – et, il fallait bien le reconnaître, passablement effrayé. Si cela se savait, plus personne ne prendrait au sérieux le digne duc d'Albufera ! Il devrait acheter le silence de son acolyte après avoir atteint une surface horizontale pour enterrer à jamais dans les limbes de l'oubli ce sombre épisode de son existence.

Enfin, ils parvinrent à destination : Alexandre n'avait plus qu'à se hisser par-dessus la rambarde. Toutefois, ses bras tremblaient déjà à cause de l'exercice, et ces quelques centimètres lui paraissaient infranchissables. Comment Iris pouvait-elle afficher un tel calme ? Cela semblait si simple pour elle !

C'est alors que le jeune homme sentit une main ferme pousser son ducal séant pour l'aider à passer le dernier obstacle.

— Eh ! cria-t-il, outragé. Propriété privée !

Il crut entendre Héphasie murmurer « quel dommage », mais n'eut pas le temps de s'en assurer : sa belle l'aidait déjà à pénétrer dans la pièce. Quant à Iris, elle prit aussitôt le chemin du retour pour les laisser seuls, ayant accompli sa mission. Sa rapidité et son agilité impressionnèrent une fois encore Alexandre. Une fois en bas, la malicieuse jeune femme leur adressa un salut militaire plein d'entrain puis s'éclipsa.

Le duc s'effondra alors sur le sol de la pièce, harassé.

— J'espère que vous vous rendez bien compte que je viens de risquer ma vie pour vous, glissa-t-il à l'artiste en lui lançant un regard.

— Vous êtes mon héros, répondit-elle dans un sourire.

Elle déposa un rapide baiser sur son front pour lui montrer sa reconnaissance. Alexandre rougit, puis, reprenant contenance, se leva à la force du peu de dignité qui lui restait. C'est à ce moment là qu'il constata que sa douce était vêtue d'un peignoir fin ouvert sur une chemise de nuit diaphane. Il aurait dû s'en douter, étant donné l'heure, mais cette apparition lui semblait celle d'un ange, avec ses cheveux blonds et ses yeux aussi limpides que l'eau la plus pure. Il déglutit difficilement et préféra se tourner vers la chambre qu'il découvrait pour la première fois. Cependant, Héphasie ne l'entendait pas de cette oreille : elle ne l'avait pas fait venir ici pour compter ensemble les pâquerettes.

Elle lui expliqua la situation d'une voix amère : une femme avait prévenu sa mère de leurs rencontres au bordel et elle ne voulait donc plus entendre parler de mariage. Elle la gardait enfermée dans la demeure depuis lors, de crainte qu'elle ne rejoignît son ancien fiancé.

— Je suis venu plusieurs fois, mais votre majordome m'a très courtoisement claqué la porte au nez.

La peintresse lui offrit une mine contrite.

— Je suis navrée.

Après un silence, elle ajouta :

— Vous m'avez manqué.

Le cœur du jeune homme se serra, épris de tendresse.

— À moi aussi... murmura-t-il en la prenant dans ses bras et en la berçant doucement.

Le nez plongé dans son auréole de cheveux blonde, il respira à loisir son délicat parfum avant de poser la question fatidique :

— Qu'allons-nous faire ?

Héphasie, qui profitait de son étreinte, ne répondit pas de suite.

— J'ai un plan. Ma mère ne pourra plus s'opposer à notre mariage, ne vous en faites pas, mon chéri.

Une lueur d'espoir éclaira les yeux pourtant si sombres d'Alexandre. Il s'écarta légèrement de l'artiste pour s'assurer qu'il n'avait pas rêvé ces mots.

— Vraiment ? C'est merveilleux ! Quel est-il ?

Son interlocutrice l'entraîna sur le lit pour le faire asseoir. Elle joignit ses mains aux siennes et plongea son regard dans le sien.

— Faisons l'amour.

Elle posa un doigt sur la bouche du duc, déjà prêt à protester, pour pouvoir poursuivre :

— Les personnes qui ont eu vent de nos allées et venues au bordel se sont montrées plutôt discrètes, c'est pourquoi ma mère pense sans doute que cela ne se saura pas. Toutefois, si les domestiques l'apprennent... ce sera une tout autre affaire. Les rumeurs circulent vite. Ma famille ne prendra jamais un tel risque et préférera sceller notre union.

— Mais vos parents vont me détester ! protesta Alexandre. Ils pourraient décider de ne plus jamais me laisser vous voir.

La peintresse caressa sa main :

— Ma mère se fera à l'idée. Il s'agit de ma vie et de mes choix. Si jamais elle ne nous autorise pas à nous marier malgré tout, au moins aurons-nous connu cet immense bonheur. C'est à vous que je veux donner ma virginité, et à personne d'autre.

Le duc sonda ses yeux pour s'assurer de sa sincérité. Il commençait à fléchir... Sa belle était irrésistible dans cette tenue.

— Les circonstances ne vous répugnent-elles pas ? Vous méritez mieux, ma douce.

— Je te veux, Alexandre, lui assura-t-elle.

Il se détourna, se rétractant soudain malgré l'effet que ses mots provoquaient en lui :

— Je ne peux pas faire ça. Je vous respecte trop, vous et vos parents. Attendons plutôt que votre mère change d'opinion et, le cas échéant, tâchons de la convaincre. Avec le temps, les choses changeront.

Héphasie parut ne pas comprendre son refus et s'en énerva. Elle se leva et commença à faire les cent pas devant lui.

— Ma mère ne changera pas d'avis ! Elle est têtue comme une mule.

Elle s'arrêta subitement, comme en proie à une révélation.

— Vous ne voulez pas de moi et vous cherchez des excuses, n'est-ce pas ?

Alexandre bondit à la manière d'un ressort.

— Bien sûr que non ! démentit-il.

Il s'approcha si près d'Héphasie que leurs lèvres se touchaient presque.

— Je te veux, moi aussi. Je te veux tellement que je pourrais devenir fou. Mais ce n'est pas correct. Tu m'as appris ce qu'était aimer. Je ne peux te blesser, et en procédant ainsi, tu subiras forcément des brimades, de la part de tes proches, mais également d'inconnus qui auront eu vent de notre mariage précipité. Pire, si tes parents s'enhardissent à refuser notre union, tu seras bannie de la société. Et tes amies ? Tu ne pourras plus les voir sans les mettre dans l'embarras.

La jeune femme répliqua tout contre sa bouche :

— J'aurai plus mal encore si tu me rejettes. Est-ce vraiment ce que tu souhaites ?

La respiration du duc s'accéléra. Résister à la tentation, dans cette position, relevait de l'impossible ! Il ferma les yeux pour se reprendre. Contempler cette beauté qui s'offrait ainsi à lui ne l'aidait guère. Il imagina Héphasie menant une vie de solitude extrême pour se mettre du plomb dans la cervelle. Il ne pouvait pas lui faire subir cela.

— Oui. Je suis désolé, mais je ne peux pas, lâcha-t-il.

Alexandre se détourna, incapable de lui faire face plus longtemps.

— Je vous laisse. Il ne faudrait pas que l'on nous surprenne.

Une vierge au bordelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant