Chapitre 25

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Alex croyait lire dans les yeux d'Héphasie tous les sentiments qui affolaient son cœur et son corps. Se trompait-il quand il songeait qu'elle tenait autant à lui ? Se mentait-il, trop aveuglé par son propre amour pour sa belle ? Cette danse, qui avait créé une situation de promiscuité si intense, lui donnait envie de tenter sa chance. Là, maintenant, en plein milieu d'une salle de bal bondée où se trouvait sa mère et de nombreuses autres personnes, plus ou moins connues, qu'il ne souhaitait pourtant pas particulièrement avoir comme témoins de leur intimité. Mais la jeune femme ne méritait-elle pas ce sacrifice ? Ne trouverait-elle pas sa démarche romantique ?

N'écoutant plus que son instinct, le duc d'Albufera posa un genou en terre devant sa meringue, tandis que les danseurs, qui s'apprêtaient à déserter la piste, se tournaient vers lui. La rumeur grandit, et bientôt tous furent mis au courant de son geste fou. Il eut toute l'attention possible. Assurément, on entendrait parler de son éclat des mois durant, mais il n'en avait cure. Seule comptait Héphasie. Il voulait vivre avec elle. Se réveiller chaque matin à son côté et pouvoir l'embrasser furtivement, conscient qu'il y aurait d'autres moments de tendresse. Que rien ne les séparerait. Qu'ils se retrouveraient, le soir venu. Il inspira largement pour se donner du courage.

— Mademoiselle Rouet, nous sommes promis l'un à l'autre depuis l'enfance, on pourrait donc croire que je n'agis qu'en accord avec les convenances. Mais si je souhaite vous faire ma demande, c'est bien parce que j'ai découvert, lors de ces dernières semaines en votre compagnie, à quel point vous pouvez illuminer la moindre de mes journées. Je sais que mon impatience risque de vous offusquer, mais je ne peux me taire plus longtemps.

Les mots venaient à Alex avec une aisance étonnante. Les yeux dans ceux de la jeune artiste, tout lui semblait plus facile. Il avait la sensation de ne s'adresser qu'à elle, comme s'ils étaient seuls au monde, malgré leur auditoire qui ne dissimulait pas sa curiosité. Il regrettait cependant le manque de réaction d'Héphasie : elle demeurait stoïque et buvait ses paroles, sans daigner l'interrompre, de telle manière qu'il était bien en peine de deviner ce qu'elle pensait vraiment. Elle le tenait au creux de ses mains, tel un fragile oiseau blessé.

Du bout des doigts, il saisit les siens, puis y déposa un preste baiser.

— Je vous aime et chérirai chaque part de vous que vous voudrez bien me laisser découvrir, si vous y consentez.

Il avala difficilement sa salive, puis prononça les mots fatidiques :

— Héphasie Rouet, voudriez-vous me faire l'insigne honneur de devenir mon épouse ?

Il entendit vaguement des exclamations dans la salle, mais conserva toute son attention fixée sur l'objet de ses désirs. Quand une voix plus forte que les autres s'éleva, cependant, il lui prêta malgré lui une oreille :

— Il ne va tout de même pas se marier à une pauvre fille déguisée en meringue !

La voix, s'il ne se trompait pas, appartenait à une de ces horripilantes coureuses de mari fortuné. Sans doute l'une des plus insistantes, en fait : Agatha Chambers. N'étant pas d'humeur, et voulant bien sûr défendre l'honneur de la peintresse, il répliqua :

— Je préfère m'unir à une douceur qu'à une vieille fille aigrie dans votre genre.

L'ayant aperçue dans les premiers rangs de leurs spectateurs, il la toisa de haut, puis détourna ostensiblement le regard. Un rire suraiguë retentit, qui lui rappela, pour une raison qu'il ignorait, l'impétuosité d'Iris. Mais peut-être se trompait-il. Son amie, quant à elle, demeurait silencieuse. Alex fut prit de la folle envie de la saisir par les épaules pour la secouer et lui soutirer sa réponse. À la place, il décrivit des cercles sur le dos de sa main, qu'il tenait toujours. La tendresse se révélait souvent plus efficace que la violence, il devait bien le reconnaître.

— Héphasie ? l'interrogea-t-il à mi-voix, incertain.

Cette dernière ouvrit la bouche tel un poisson, puis la referma aussi sec. Enfin, elle parvint à extirper quelques mots des tréfonds de sa gorge :

— Je...

Le duc retint une larme : il sentait les commissures de ses lèvres s'abaisser convulsivement et ses yeux le picoter. L'indifférait-il à ce point, pour qu'elle hésitât tant ? Voyant qu'elle ne dirait rien de plus pour le moment, il se releva. Il détourna la tête, son attention focalisée sur le sol dallé, puis imprima ce mouvement de rotation à l'entièreté de son corps : il ne pouvait rester ici plus longtemps. L'échec, cuisant, pesait terriblement sur ses épaules.

Sous la rumeur grandissante qu'il tâchait vainement d'occulter, il se dirigea à grands pas vers la porte-fenêtre la plus proche. Il se réfugia sur le balcon, heureusement désert. Celui-ci donnait, il le devinait, sur un splendide jardin, mais la sombreur de la nuit l'empêchait de distinguer quoi que ce fût, comme les larmes amères qui tombaient de manière irrépressible de ses yeux. Il n'avait pas pleuré depuis des années. À la mort de son père, pour être exact. Et voilà qu'une simple femme venait de lui briser le cœur, lui qui se croyait insensible à toutes ces billevesées sur l'amour. Ce sentiment mielleux à souhait, prôné par les écervelées adeptes de romans à l'eau de rose, lui paraissait soudainement essentiel à sa vie.

Alex s'accouda à la balustrade et enfouit son visage dans ses mains, dépassé, et un brin honteux. On ne pouvait pas le voir dans cet état, ce serait sa ruine. Il tâcha de contrôler sa respiration pour reprendre contenance, puis offrit son corps à la fraîcheur de la nuit. La vision de la lune pleine l'apaisa quelque peu : elle gouvernait, placide, son petit domaine scintillant depuis la nuit des temps. Sa fidélité, sa constance face à l'horreur ne manquaient jamais de l'impressionner. Elle succédait immanquablement au jour, même quand ce traître de soleil ne daignait pas darder ses chauds rayons sur les pauvres mortels qui le vénéraient bêtement. Le char de la nuit, quant à lui, quand il s'avançait dans le ciel, veillait sur les petits êtres qu'il surplombait. Ses rondeurs maternelles étaient la preuve indubitable de son soutien et de sa belle fertilité, qui expliquait sans doute les éloges renouvelés des poètes. Il y avait tant à dire de cet astre changeant comme les hommes et les femmes, qui croissait, puis rapetissait inexplicablement. Il ne cessait d'apprendre et brillait de mille feux pour éclairer la nuit solitaire.

Le duc, en entendant la porte-fenêtre s'ouvrir dans son dos, eut envie de se fondre en la lune nourricière pour disparaître et retrouver le réconfortant giron maternel. Si elle avait été en ce stade où elle formait un bel arc de cercle souriant de travers, il n'aurait pas manqué de s'installer sur ses genoux pour s'y balancer délicatement. Il aurait eu pour mobile les étoiles scintillantes et pour compagnes de jeux celles qui filaient aussi vite que le vent.

Malheureusement, la réalité était amère et cruelle, et non point belle.

Une vierge au bordelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant