Chapitre 24

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— Vous dessinez des nus ? s'offusqua une vieille dame déguisée en tomate qui venait d'aborder Héphasie de la manière la plus cavalière qui soit.

La peintresse ravala un commentaire exaspéré et tâcha de lui expliciter son point de vue de manière rationnelle :

— Oui, c'est une bonne manière d'appréhender les proportions, et cela aide à comprendre beaucoup de grands artistes. Le corps humain est un véritable enchantement, une source intarissable d'émerveillement. Chacun est différent et offre une perspective nouvelle, avec un caractère propre.

Son interlocutrice haussa les épaules.

— Tous les légumes sont différents, et les artistes n'en font pas des tonnes à leur sujet.

La jeune femme enfonça ses ongles dans sa paume pour mieux se contenir.

— Eh bien si, justement. On appelle cela des natures mortes.

L'imbuvable vieille dame s'apprêtait à répliquer quand une personne vint à son secours :

— J'aime tout particulièrement les nus qui mettent en évidence de légers défauts du corps. Ils sont à la fois intimes et réalistes.

Le visage de l'artiste s'éclaira en découvrant un Alex pareil à lui-même, qui portait simplement un loup noir pour ne pas être en total désaccord avec le thème de la soirée, le bal masqué.

— Exactement ! s'exclama-t-elle avec reconnaissance.

Il était parvenu à exprimer son avis de manière concise et efficace. Et son sourire charmeur aidait indubitablement.

— Ces jeunes... marmonna la septuagénaire en s'éloignant, vaincue par tant de virilité.

Héphasie soupira de soulagement et incurva largement les lèvres à l'intention de son sauveur, tandis que Diane la collait de plus près dans un adorable élan protecteur.

— Merci pour votre intervention, votre grâce. Il n'est pas toujours aisé de discourir avec une personne ne possédant pas du tout les mêmes opinions, et vous avez su trouver les arguments qui me faisaient défaut.

Le duc d'Albufera s'inclina et, comme à sa délicieuse habitude, baisa sa main.

— Tout le plaisir est pour moi, très chère. Permettez-moi de vous présenter Alistair Cromwell, comte de Pemly, ajouta-t-il après avoir regardé ses amies qui l'entouraient.

Il s'écarta légèrement pour laisser celui-ci entrer dans leur petit cercle. Il était déguisé en pirate, et son style débraillé ne collait certes pas à son titre. L'artiste le trouva d'emblée sympathique, surtout avec son air affable.

— Alistair, je te présente Mesdemoiselles Héphasie Rouet, Hortense de Beaumont, Diane Iria et Iris Delacroix.

Elles firent la révérence avec grâce, à part la maladroite Hortense qui manqua tomber par terre en se baissant trop brusquement. Le jeune homme retint un rire et leur rendit leur salut, puis se saisit prestement de la main du paon qui l'avait ébloui. Il la porta à ses lèvres et la garda emprisonnée un peu plus longtemps que ne le voulait l'usage.

— Je suis ravi de faire votre connaissance.

Iris rougit sous ce regard brûlant qui s'adressait à elle seule.

— M'accorderez-vous la prochaine danse ? s'enquit Alistair, toujours en la dévorant des yeux.

— Avec plaisir, répondit dans un murmure la jeune femme, pourtant fougueuse de coutume.

Il lui offrit son bras et ils s'éloignèrent ensemble pour rejoindre la piste. Diane haussa un sourcil.

— Nous venons d'assister à l'enlèvement le plus prompt de l'histoire.

— Excusez-le, intervint Alex, c'est un véritable électron libre. Je crois qu'il a été charmé par votre amie et n'a pas pu s'empêcher d'agir au plus vite.

Hortense sourit avec indulgence.

— Ma foi, je pense qu'Iris n'était pas mécontente non plus de le rencontrer.

Ils se lancèrent tous quatre des regards entendus, puis le duc d'Albufera saisit à son tour ce prétexte commode pour dérober sa promise à leurs compagnes :

— Voulez-vous danser avec moi, Mademoiselle Rouet ?

Le cœur d'Héphasie s'emballa à cette seule perspective. La dernière fois qu'il lui avait fait une telle demande, elle avait tant apprécié ce moment qu'elle en avait oublié sa colère contre lui. De plus, chaque occasion de le toucher lui semblait à présent inestimable. Elle cherchait depuis des jours des moyens discrets de le frôler pour profiter de son contact qui la brûlait toujours autant. Et voilà qu'il lui tendait l'excuse parfaite pour ce faire. Comment aurait-elle pu refuser ?

— Avec plaisir.

Sa voix, un peu trop rauque, l'étonna elle-même. Elle espéra toutefois naïvement que le jeune homme n'avait pas perçu son trouble. Il l'emmena loin de ses amies, qu'elle entendait déjà murmurer dans son dos telles des conspiratrices en mal de commérages. Elle se retourna pour leur tirer la langue d'une façon qu'elle considéra discrète, mais qui ne l'était probablement pas.

Les musiciens entamèrent le morceau tandis qu'Alex enserrait de sa main la sienne, qui disparut tant elle était grande. L'autre vint se poser sur sa taille avec une délicatesse qui fit frémir la peintresse. Elle s'ajusta à sa position et plongea son regard dans les yeux sombres de son partenaire, qui la contemplait déjà d'une manière qui lui coupa le souffle. En son cœur grandit une étrange sensation, un mélange impossible d'anticipation et de bien-être, qui lui serra la poitrine et l'apaisa tout à la fois.

— Alex... murmura-t-elle, ne sachant trop pourquoi elle disait ainsi son prénom.

Elle songea qu'elle ressemblait à une parfaite idiote, mais cet instant était sublime. Ils valsaient en rythme, leurs deux corps accordés à merveille, et elle ressentait aussi cette entente secrète de leur âme, qu'elle lisait dans les yeux du duc, plus brillants que d'ordinaire. Héphasie eut aimé que cet interlude durât pour toujours. Elle en oubliait même tous ses griefs : comment pourrait-elle vivre sans lui, maintenant qu'elle connaissait la chaleur de ses bras musclés ? Elle était perdue.

Elle s'abandonna, laissant sa tête reposer non loin de l'épaule de son compagnon. Elle se retint tout de même : ils n'étaient pas seuls au monde, et elle ne se le rappelait malheureusement que trop bien. Alex en profita pourtant pour glisser sa main un peu plus haut, vers son cou où frisottaient quelques cheveux rebelles. Il les enroula autour de son index et caressa du pouce sa nuque sensible tandis qu'elle laissait échapper un profond soupir de béatitude.

— Héphasie, vous me rendez fou, susurra-t-il tout contre son oreille chatouilleuse.

La danse s'acheva ainsi, sur cet instant de tendresse suspendu, et Héphasie eut envie de pleurer. Quand pourrait-elle encore l'enlacer ainsi ? Les occasions étaient trop rares. Et si... et si elle acceptait de lui laisser plus de latitude ? Était-ce mal de sa part de se languir de chaque contact avec le beau duc d'Albufera ?

Décidément, elle était bel et bien perdue.

Une vierge au bordelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant