Chapitre 29

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— Ma chère fille, il va falloir que tu m'expliques ta soudaine volte-face ! Même si tu ne te plaignais guère, je sais bien que l'idée d'un mariage arrangé te répugnait.

Héphasie, qui ne s'en doutait point, dévisagea Violette. Celle-ci, en le constatant, précisa en levant les yeux et les mains au ciel :

— Une mère sent ces choses-là, je te connais mieux que personne ! Il faut dire également qu'Iris n'est pas avare de paroles et qu'elle ignore tout de la discrétion. Il suffisait de vous entendre discuter dans le jardin. Je pense que les voisins pourraient écrire vos mémoires.

Un peu gênée, la peintresse concentra toute son attention sur la table, lui trouvant soudain un intérêt artistique indéniable. Elle espéra que leurs secrets les plus intimes n'avaient pas trouvé une oreille indésirable. Pour la défense de sa bruyante amie, cependant, elle savait garder son calme mieux que quiconque quand la situation l'exigeait. C'était à se demander si son exubérance ne faisait pas office de façade protectrice. On la sous-estimait souvent, à tort, et elle en jouait.

— Eh bien, jeune fille ? J'attends toujours de toi que tu m'avoues pourquoi tu as soudainement décidé d'épouser le duc d'Albufera. Nous n'allons tout de même pas passer la journée à regarder les mouches voler !

— À vrai dire, je pense que nous le devrions. Ces petites choses ont beaucoup à nous enseigner quand on veut bien prendre la peine de les observer, feinta Héphasie. J'en dessinerai peut-être une à l'occasion.

— Petite impertinente, continue ainsi et je t'étranglerai ! Viens-en au fait. Épargne donc ta pauvre mère.

Elle s'éventa pour appuyer ses dires.

— C'est donc à moi de vous étrangler ? conclut la jeune femme, mi-figue, mi-raisin.

Violette lui lança un regard hautement réprobateur. Elle était aussi têtue que sa fille. Cette dernière, vaincue, accepta enfin de se confier :

— Je ne voulais pas me marier car j'aurais sans doute perdu toute liberté. Je n'avais pas placé de hauts espoirs en mon fameux fiancé, pour éviter toute désillusion. Mais... eh, bien, Alex est très différent la personne que je m'imaginais. Je l'apprécie, dit-elle après un temps d'hésitation, ne désirant pas se mettre entièrement à nu tout de go.

La peintresse comprit qu'elle avait fait erreur en remarquant le sourire malicieux de son interlocutrice.

— Alex ? répéta-t-elle en haussant les sourcils. Tu l'apprécies, dis-tu...

Son ton, bien sûr, laissait clairement sous-entendre qu'elle n'était pas dupe. Héphasie, au pied du mur, préféra se montrer complètement honnête. Elle sentit, ce faisant, ses joues s'embraser.

— Je l'apprécie beaucoup... je l'aime, avoua-t-elle abruptement en prenant une grande inspiration.

Sa mère poussa un cri suraiguë qui lui rappela étrangement Iris. Elle battit également des mains, puis s'approcha d'elle pour saisir les siennes.

— Ma chérie, c'est merveilleux ! Lui aussi est amoureux ? Je pense que oui, étant donné la manière dont il te dévore des yeux, mais te l'a-t-il dit ?

La principale concernée rougit de plus belle, puis acquiesça lentement. Elle se retint ensuite de se boucher les oreilles, Violette ayant renouvelé ses acrobatiques  vocalises.

— Je suis tellement heureuse pour toi ! Nous allons faire en sorte que votre mariage soit inoubliable, je te le promets. Je veux participer d'une manière ou d'une autre à ta félicité.

L'artiste s'empêcha de lui révéler l'inquiétude que lui inspirait justement cette part du programme, ne souhaitant pas ternir l'éclat de son sourire. Ce dernier lui donna même un élan de tendresse :

— Merci, mère. Pour tout.

Les yeux brillants, elle lui répondit :

— Mais voyons, Héphasie, c'est tout naturel. Tu es ma fille et je serai toujours là pour t'appuyer. Même quand tu seras mariée, tu pourras compter sur mon soutien indéfectible. Si jamais quelque chose ne va pas, tu es bien sûr la bienvenue ici. Et Armand se fera un plaisir d'analyser tes dernières œuvres.

Cette remarque la fit rire. Effectivement, son père aimait à trouver un sens caché à chaque élément présent dans ses dessins. Parfois, cela confinait au ridicule. Souvent, c'était époustouflant. Quand la jeune femme n'avait pas entrevu un aspect déterminant de son travail, qu'elle réalisait en partie d'instinct, elle était étonnée de constater comme les réflexions d'Armand résonnaient avec sa vision de l'art.

— Je ne pourrai pas me passer trop longtemps de son expertise, je devrai donc vous rendre visite régulièrement, la prévint la peintresse.

— Si tu ne viens pas nous voir assez, nous viendrons à toi, de toute façon. Tu finiras par nous jeter à la porte, crois-moi.

— Voilà qui est tentant, dit-elle sur le ton de la réflexion.

Soudainement sérieuse, Violette la regarda fixement, les yeux mouillants, ce qui émut également Héphasie.

— Tu vas me manquer, ma chérie.

— Vous aussi, mère. Vous aussi.

Les deux femmes s'enlacèrent tendrement, puis elles entendirent un léger toussotement. Elles se retournèrent de conserve vers la porte où le majordome se tenait, cherchant visiblement à attirer leur attention.

— Qu'y a-t-il, Winston ?

— Désolé de vous interrompre, Madame. Le duc d'Albufera vous rend une visite de courtoisie. Dois-je le faire patienter ?

— Certainement pas ! s'exclama aussitôt la maîtresse de maison. Faites-le entrer, nous nous ferons une joie de le rencontrer.

L'homme s'inclina, puis disparut pour exécuter la mission qui lui était échue. La peintresse, encore toute chamboulée par l'échange qu'elle venait d'avoir avec sa mère, fut assaillie de sentiments contraires. Comme chaque fois qu'Alex paraissait, une boule se forma dans son ventre, mélange curieux d'excitation et d'appréhension.

— Ton fiancé tombe à pic. Il possède un redoutable sens de l'à propos.

— Prenez garde, mère. Je pourrais croire que vous vous êtes concertés. Une telle coïncidence relève assurément de l'occulte, ironisa Héphasie.

— Je crois surtout que ton bon ami ne peut déjà plus se passer de toi.

La jeune femme sourit, attendrie par cette idée. Elle espérait que Violette disait vrai. Elle n'aspirait plus qu'à vivre avec son fiancé dans un climat de confiance et d'amour.

— Sa grâce, le duc d'Albufera, annonça le majordome sur cette entrefaite. 

Une vierge au bordelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant