30. Sans se dire adieu

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La nuit qui suivit l'annonce fatidique de Poussière d'Étoile fut celle du recueillement et de la peur. Le Clan devait veiller ses morts, ses si nombreux et si terribles morts ; et chacun craignait d'être le prochain. Les guérisseurs ne pouvaient émettre que des hypothèses, en se basant seulement sur ce qu'ils savaient ; c'est à dire très peu de choses au fond. La première vague avait duré deux jours, si celle-ci obéissait aux mêmes règles, la journée du lendemain allait être la plus terrible, et le lever de soleil du jour d'après libérateur. Si ce mal inconnu ne connaissait aucune cohérence, alors même le Clan des Étoiles ne savait ce qui allait advenir d'eux dans les prochains jours. Ils avaient peur. Une comme ils n'en avaient jamais connu, pas même en découvrant le cadavre de Pomme Cendrée et aucune idée de qui, et de pourquoi ; pas même lorsqu'ils avaient cru leur Clan condamné à mourir à petit feu sous la tyrannie d'Étoile Tachetée. Rien n'aurait pu les préparer à ça, cette peur d'être le prochain, la prochaine à tomber, à partir, comme ça, sans se dire adieu. S'endormir, ou bien s'effondrer. Cette peur pour eux, bien sûr, mais cette peur pour les autres aussi. Chacun s'accrochait à ceux qu'il aimait, sans les lâcher, absolument terrifié. Étoile de Neige, elle, tenait bon, sans que personne ne sût par quel miracle. Parce qu'elle le devait. La première vague l'avait abattue au fond d'un gouffre de désespoir, et lui avait coûté la vie de son lieutenant, Patte Féroce s'étant acharné à maintenir pour elle son Clan à flots ; elle ne pouvait plus se permettre de laisser le chagrin et la culpabilité la rendre inapte à guider son Clan vers la lueur faiblissante de l'espoir. Elle le refusait. Alors, cette nuit de veille, elle pleura beaucoup, déplora les morts de la journée, et celle de Pelage de Pierre, ce frère qu'elle aimait en dépit de tout, en dépit de lui. Ce frère qui avait toujours su la soutenir, même alors qu'il la jalousait, même alors que ça lui coûtait parfois. Ce frère, qui n'avait jamais cessé de l'être, malgré tous leurs désaccords et leurs incessantes disputes. Et le matin, soulagée du sel de ses larmes, elle s'était relevée, et ne s'était plus autorisée à rien.

Et puis le soleil s'éveilla, et du corps sans vie de Plume d'Aurore, Griffe de Hibou ne se releva jamais. Toile d'Araignée soupçonna qu'il s'était laissé emporter par le Mal Bleu, pour ne pas souffrir de l'absence de sa compagne ; son fils survivant ne chercha pas à lui en vouloir, rongé par le chagrin d'avoir perdu ses deux parents, et la peur d'apprendre au cours des journées à venir celle du chat qu'il aimait. Étoile de Neige dut s'en douter, lui proposa d'aller rejoindre Truffe de Jais s'il le voulait, de passer avec lui ce temps qu'il risquerait de regretter si l'un ou l'autre devenait à son tour victime de ce destin qui semblait se rire d'eux.

« C'est gentil, Étoile de Neige, mais même si mon cœur est là bas, avec lui, ma place est ici, aujourd'hui et pour toujours. Mes amis, la famille qu'est pour moi ce Clan, c'est avec eux que je regretterais de ne pas avoir passé de temps. Même si je devais avoir peur pour lui une lune entière, je reste, ici, avec vous, avec nous. »

Étoile de Neige hocha la tête, reconnaissance et respect. Le guerrier gris et blanc ne cesserait jamais de l'étonner, de l'impressionner.

Il fut de ceux qui restèrent debout. De ceux qui aidèrent, qui motivèrent. Il parvint à convaincre Hérisson de l'accompagner chasser, entraînant avec eux une panoplie d'apprentis qui, terrifiés, avaient bien besoin d'une distraction. Il y avait ceux qui n'avaient plus personne à perdre, ceux qui avaient peur pour eux-même, ceux qui, paralysés, ne parvenaient à s'éloigner des autres, refusaient jusqu'à cligner des yeux. Et puis, il y eut ceux qui s'éteignirent. Certains en silence, d'autres en fracas. Pelage de Nuit mena une patrouille vigilante autour du territoire, assez inquiet que leurs ennemis pussent profiter de leur affaiblissement pour les attaquer, mais rien, pas un museau, pas une moustache, personne. Les autres animaux de la forêt semblaient absents eux aussi, morts ou simplement cachés ? Le lieutenant se demanda alors s'ils étaient les seuls touchés par cet étrange mal, ou bien si les rongeurs, les oiseaux, les renards, ou même les Bipèdes, subissaient des pertes eux aussi ? Et auquel cas, si en plus de subir la mort de trop des leurs, ils risquaient de se retrouver par la suite avec pas assez de gibiers pour nourrir le reste de leur Clan. Pelage de Nuit fut parcouru par un frisson de terreur. Toutes ces incertitudes, c'étaient sûrement elles les plus insupportables. Ne pas savoir de quoi demain allait être fait, ou même les prochaines heures...

Les Clans du LacOù les histoires vivent. Découvrez maintenant