Le Cercle Des Merveilles - I - À cœur et à sang

Chapitre 3.

S'il y avait bien un lieu qui, même en plein cœur de la nuit, regorgeait toujours d'une vivacité extraordinaire, c'était la taverne de Chaudebonne, à quelques lieues de la capitale.

La musique s'envolait dans les airs, résonnant faiblement par-dessus les rires et les cris des clients. Ils s'apostrophaient, se hélaient dans un boucan infernal, à la lueur des torches, tous plus ivres les uns que les autres.

Derrière le brouillard de fumée ocre qui planait dans la grande salle de l'auberge, dissimulé derrière sa longue cape sombre, Aleksi pouvait observer à loisir la silhouette de Palazzo, assis quelques tables plus loin.

C'était un homme au port altier. Mais il avait mal vieilli. Son teint était devenu plus jaune, plus cireux et il avait quelque peu pris du poids. Il n'était plus tout à fait le fier guerrier qu'il était jadis. En revanche, et cela, le jeune homme s'en rendait parfaitement compte, le noble conservait toujours dans son regard cette lueur glaçante qui révélait à tous le prédateur qu'il était. Mieux valait ne pas se retrouver sur sa route...

Aleksi avait toujours détesté ce comte trop prétentieux. Bien des nuits, alors même qu'il n'était encore qu'adolescent à l'époque, il avait rêvé de faire payer ce rustre pour les propos qu'il avait tenu à l'encontre de la merveilleuse dame.

Mais quand bien même sa formation était aboutie, Mara lui avait interdit d'intervenir en Irigua. C'était trop risqué. Tous connaissaient le contentieux entre la duchesse et le comte à l'époque. La piste qui aurait mené jusqu'à elle était trop évidente. Et Mara était trop intelligente pour ne pas prendre en compte ce genre de détail. Alors elle avait ignoré les remarques, les regards et la méfiance, et avait continué à se frayer un chemin vers la puissance. Et elle y était arrivée. Avant que tout ne change.

Cependant, maintenant qu'ils se trouvaient en Navarie, là où le lien entre elle et Palazzo ne se ferait jamais, il avait le feu vert...

Maintenant, Aleksi pouvait laisser exprimer sa haine purement viscérale. Elle le grignotait de l'intérieur, brouillait les limites de la raison et de l'humanité... C'était presque instinctif, comme si quelque chose en lui réclamait le sang qui lui était promis. Et le jeune homme ne se priverait pas de satisfaire ce besoin pressant qui le tenaillait de plus en plus, à chaque seconde qui s'écoulait dans cette taverne, à la lueur des torches. S'il l'avait pu, il aurait planté sa broche dans la carotide de Palazzo et l'aurait laissé se vider de son sang devant tous les autres voyageurs. Mais il s'agissait d'être subtil, d'être discret, d'être une ombre.

« Dites Messire, vous désirez p'têtre consommer quelque chose ?

Sortant de sa contemplation morbide de l'objet de son attention, Aleksi riva ses prunelles sombres sur la femme qui s'était plantée devant lui, une immense chope de bière en main. Le sourire qu'elle lui offrait n'avait rien d'innocent. Et il était fort probable que tout autre homme se fût laissé tenter à sa place : la nouvelle venue avait des formes affriolantes et sa chevelure brune lui donnait l'air d'un esprit malin échappé des bois. Elle était belle. Mais elle n'était pas elle.

L'homme de main secoua la tête négativement.

— Non. Tu devrais peut-être tenter ta chance auprès des Iriguois cela-dit, glissa-t-il d'une voix dénuée d'émotion.

— C'est-ce que j'ai fait. Mais ces messieurs n'ont clairement aucune envie. Sont trop torchés de toute façon. Je leur ferai les poches d'une autre façon.

Il ne répondit pas. Les bavardages de la femme ne lui faisaient ni chaud, ni froid. Mais il comprenait presque sa position. Après tout, chacun faisait sa route en ce monde, comme il le pouvait, avec les moyens du bord. La vie était sans pitié face à ceux qui ne prenaient pas leur destin en main... Face à son silence, elle haussa des épaules, arrangeant rapidement le décolleté de sa robe et reprit, avec un rire gras :