Chapitre 26.

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La poussière se soulevait au-dessus du sol, d'ocre, dorée, retombant en grain de sable dans les cours de la forteresse. Un jeune homme venait de chuter lourdement, jeté à terre par un autre. Des cris et des moqueries amicales s'élevèrent aussitôt parmi les mercenaires qui assistaient à la lutte.

Piqué au vif, le perdant bondit sur ses pieds, ramassa son épée et se jeta sur son adversaire. Dans un ballet dangereux, ils reprirent leur combat sous le regard de la dizaine de soldats, de leurs professeurs, d'Aleksi et de Mara. Elle observait la scène de son regard bleu, appuyée à un parapet, avec beaucoup d'attention, l'air nullement dérangée par la chaleur qui régnait. Elle avait revêtu une de ses robes iriguoises, plus légère, plus adaptée au climat sec et estival des monts orientaux. Si elle fermait les yeux, l'odeur des pins et la caresses des rayons solaires sur son visage la ramenait dix ans en arrière, lorsqu'elle déambulait dans les jardins de Sinta-Porto. Cela lui changeait tant du froid sifflant de Rhün... Il ne neigeait presque jamais en Irigua. Même l'hiver, le climat était agréable, doux. Elle y avait passé un temps presque heureux, parvenue au sommet du pouvoir en quelques années seulement. Tout était fête et charme, l'ivresse de cette nouvelle terre lui avait presque fait oublier le fantôme glaçant de son époux et la peur terrible qui ne l'avait jamais quitté. Comme en cet instant précis, elle oubliait, le temps d'un instant, que le bonheur ne lui était pas permis. Pas encore. Pas tant qu'elle ne serait pas libre. Mais il était si aisé de laisser ses perceptions fausser la réalité...

Son cœur se laissa gagnée par cette lente torpeur, abaissant l'espace de quelques instants un voile bienheureux sur ses pensées. Lentement, cette vague de douceur s'emparait de son être, descendant jusqu'à ses côtés, se mêlant à la brûlure qui ne s'apaisait jamais à son flanc. Là, elle se mêlait aux iridescences douloureuses, à la souffrance latente, insufflant à chaque pulsion magique un maigre réconfort. Le temps d'un instant, la Meravigliosa eut l'impression de pouvoir respirer plus facilement, sans qu'une langue de feu ne s'infiltre dans ses poumons chaque fois que son diaphragme se soulevait.

De nouvelles exclamations vives s'élevèrent, la tirant de ses réminiscences. Le charme était rompu et la douleur rafflua, plus vive encore, lui rappelant la fatale vérité : le temps lui était compté. Soulevant les paupières, elle scruta les deux mercenaires : l'un d'eux, au sol, était à la merci de l'autre qui le menaçait de la pointe de son épée. Avant de l'abaisser et de l'aider à se relever agilement.

Affichant un sourire, dissimulant à merveille ses états d'âme, Mara applaudit, avec grâce.

À ses côtés, Aleksi pencha la tête sur le côté. Ils avaient décidé d'assister à l'entraînement quotidien pour que la duchesse se fasse une meilleure idée du niveau de ses hommes. Il était curieux de savoir ce qu'elle avait bien pu penser de cette démonstration, si ses applaudissements étaient sincères ou factices...

« Alors, êtes-vous satisfaite ?

Les prunelles bleues de la Meravigliosa scintillaient d'une curieuse façon et un léger sourire flottait sur ses lèvres, insaisissables.

— Ils sont parfaits ! approuva-t-elle, hochant de la tête.

Le jeune homme sentit soudain une émotion vive le saisir au cœur, comme une pointe acérée s'enfonçant dans sa poitrine, venimeuse.

Parfaits...

Pourquoi ces hommes recevaient-ils une reconnaissance qu'il n'avait jamais eue ? Combien de fois avait-il rêvé qu'elle lui adresse ces mots, après tout ce qu'il avait fait pour elle ? Ses actes suffiraient-ils un jour ?

Il était de nouveau jaloux. Pas envers un nouvel amant, pas envers son démon mais envers ces autres orphelins. Et cette jalousie le dévorait, comme un ver contre lequel il ne pouvait jamais rien faire, dont il ne pouvait s'en défaire. Car dés lors qu'il tentait de se raisonner, un ricanement vicieux éclatait dans son esprit et Iskela pointait de ses doigts meurtriers les failles totales de la foi du jeune homme.

Le Cercle Des Merveilles - I - À cœur et à sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant